Marianne Leloup-Dassonville : l’avocate qui lutte contre la déshumanisation des personnes étrangères
Depuis dix ans, cette avocate a fait du droit des étrangers un engagement personnel. Dans un petit livre percutant, France, terre d’écueils (aux éditions Rue de l’Échiquier), Marianne Leloup-Dassonville revient sur les idées reçues circulant sur ces personnes, explique le parcours du combattant (ce n’est pas un euphémisme) qu’elles traversent et voit en le droit un recours… pas toujours assez efficace. Entretien.
Actu-Juridique : Comment est née l’idée de ce livre et comment en êtes-vous arrivée à travailler au service des personnes vulnérables que sont les personnes migrantes ?
Marianne Leloup-Dassonville : J’ai écrit ce livre car je pensais qu’il était nécessaire. Je vois bien que, quand je parle de mon métier avec des gens, ça les intéresse de comprendre ce que je fais, même si on ne partage pas les mêmes opinions. En face-à-face, je peux réussir à changer les idées des gens sur le sujet de l’immigration. Alors quand on m’a proposé d’écrire ce livre, j’y ai vu l’occasion de le faire d’une manière un peu plus efficace et à plus grande échelle.
Trois éléments principaux m’ont amenée à ce métier – même si c’est le chemin de toute une vie. La première, c’est mon rapport familial à la question de l’exil. J’ai un nom extrêmement français, ma famille est d’origine française depuis des siècles, mais ma mère et mes grands-parents sont nés au Maroc. Ils étaient des Français au protectorat. Avec toute la distance que je peux mettre avec l’histoire de la colonisation, j’ai vu l’impact que le déracinement avait eu sur mon histoire familiale, sur au moins ces deux générations. Quand ils sont arrivés en France, aussi blancs et catholiques qu’ils étaient, on leur a dit qu’ils étaient venus voler le travail des « vrais » Français. Ce qui me fait dire qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un. La deuxième chose est mon cheminement intellectuel, cette tentative de comprendre le processus de déshumanisation des personnes qui sont un peu en marge de la société, que ce soient les personnes sans-abri ou ceux que l’on appelle les migrants. Enfin, l’actualité de ce sujet. J’ai commencé à m’engager en faveur des personnes migrantes en 2015, au moment où l’on parlait beaucoup de la crise migratoire, et il m’a semblé évident que ce sujet allait s’ancrer, pour très longtemps, dans nos quotidiens. De ce fait, l’autre évidence a été de m’investir.
AJ : Pourquoi le droit, brandi comme un rempart à l’autoritarisme, devient-il, pour les personnes migrantes, un des rouages de leur déshumanisation ?
Marianne Leloup-Dassonville : Le droit est toujours le reflet d’un projet de société. Notre droit actuel de l’immigration, qui se caractérise en France par une multiplicité de lois, de règlements, de circulaires, vient avec un projet de société. L’autre facteur est budgétaire. L’administration des étrangers n’est pas la seule à être en sous-effectif et sous-budgétée ; on assiste à un effondrement de tous les services publics en France, y compris à destination des Français. Mais la différence est que si, nous Français, devions renouveler notre carte d’identité, notre passeport, et attendre un an sans document qui prouve notre identité, sans pouvoir voyager ou travailler pendant cette période, nous sentirions un peu ce que l’on impose aux personnes étrangères…
Dans le livre, c’est ce que j’essaie de faire entendre aux lecteurs. Je ne comprends pas qu’on ne soit pas touché par la situation de personnes qui cherchent seulement – et ont le droit – à vivre décemment, correctement. Mais pour ceux que ça laisserait indifférents, j’ai essayé de maintenir un équilibre avec la question économique, qui est centrale. Car, au regard du coût financier des expulsions pour nos États, les pertes que cela cause – puisqu’on renvoie des gens qui créent de l’emploi, qui cotisent sans même toucher la sécurité sociale, ni les prestations sociales ni le chômage – de les renvoyer dans leur pays d’origine n’ont pas de sens en plus d’être un traitement inhumain. Mais après tout, le racisme et la xénophobie ne sont pas basés sur des faits rationnels… Et, au-delà de la question économique, ils jouent sur les plus bas instincts de l’être humain, la peur, encore plus facilement ressentie dans un contexte de politique ultralibérale. Et puis, appliquer une telle politique migratoire est une façon de garder les personnes étrangères sans papier sous cloche, puisqu’ils constituent une main-d’œuvre extrêmement malléable, car extrêmement vulnérable. Quand un député a évoqué récemment la possibilité de régulariser en masse des sans-papiers, il m’a glissé que les organisations syndicales s’y opposaient. Ce ne sont évidemment pas les petits patrons (restaurants, construction), car eux risquent gros financièrement et pénalement, mais de très gros groupes de construction qui ont recours à des sous-traitants, et qui sont donc en dehors des chaînes de responsabilité. Eux ne voient que des avantages à faire perdurer ce système. Ce faisant, cela permet aussi de garder tous les salaires plus bas dans tous les secteurs, y compris pour les travailleurs français. Ce n’est une aubaine que pour le capitalisme le plus débridé.
AJ : Chaque chapitre se base sur le parcours d’une personne que vous avez accompagnée. Certains passages sont poignants. Vous montrez par exemple comment les supposés mariages blancs violent l’intimité de vrais couples…
Marianne Leloup-Dassonville : Je fais un peu l’analogie avec des victimes de violences sexistes et sexuelles, avec cette sorte d’inversion de la charge de la preuve. Les victimes sont l’objet d’une suspicion généralisée, tout comme les étrangers. Et si la fraude est avérée, c’est dans des pourcentages extrêmement faibles, et dans les mêmes proportions que la fraude constatée dans tous les autres domaines. En gros, il n’existe pas de surreprésentation de la fraude chez les personnes étrangères ! Si l’on parle des couples mixtes, la réalité, c’est que des Français sont touchés. À chaque fois, un conjoint français est touché par cette suspicion, et souvent il débarque : les étrangers ont un peu l’habitude de ne pas être bien traités par le système français, mais un Français, quand un gendarme lui demande s’il accepte de faire un test ADN pour prouver que son enfant est le sien, il hallucine ! Je pars du principe que si un homme assiste à tous les rendez-vousavec le pédiatre d’un nourrisson, il s’agit vraiment de son père… Chaque année, on nous rajoute des lois, des dispositions, qui viennent alimenter encore davantage les peurs, alors qu’en fait cette fraude ne repose sur aucune réalité. D’ailleurs, c’est très intéressant en tant que juriste : d’un côté, il y a tous ces refus de visas, de titres, ces OQTF, qui vont avec ce message : « Vous n’êtes pas un vrai couple, vous ne vous aimez pas vraiment, Madame, vous vous êtes fait avoir, on va vous protéger », mais de l’autre côté, le ministère public ne lance pas les actions en annulation du mariage pour fraude, alors que ça serait la seule chose à faire ! La question est : pourquoi ne le font-ils pas ? Parce que ce ne sont pas des fraudes et qu’ils ne peuvent pas le prouver ! Retirer un titre de séjour, retirer le visa, balancer une OQTF, c’est juste la solution facile sans rien avoir à prouver. Par ailleurs, un ensemble de personnes ne recevront pas la décision car ils ont changé d’adresse. Conséquence : ils ne pourront pas la contester en temps utile, ne pourront pas trouver d’avocat ou n’en ont pas les moyens, ne vont pas comprendre que le délai d’un mois est dépassé (dans le cadre d’un recours amiable). De nombreuses personnes vont passer entre les mailles du filet.
Pour le moment, ce sont des dossiers que je gagne, mais quelle fatigue, quelle fatigue ! Je prends des honoraires, cela dérange des magistrats. Si nous n’arrivons pas à faire une procédure en urgence, en sus de la procédure principale, cela a un coût pour mes clients – et je connais le prix de cet argent pour eux. Enfin, dans le système judiciaire français, ils vont devoir attendre un an. Parfois, je récupère des affaires en appel et le client attend depuis trois ans. Quelle perte de temps et d’énergie !
AJ : Ce que vos clients vivent est une succession d’obstacles. Comment comprenez-vous ce système oppressif ?
Marianne Leloup-Dassonville : Il existe la théorie de l’environnement hostile, une théorie qui consiste à rendre impossible la vie des étrangers dans un pays jusqu’à ce qu’ils en partent. Cela a été utilisé au Royaume-Uni et, aujourd’hui, quand j’écoute les discours du ministre de l’Intérieur, j’ai le sentiment que c’est son projet politique.
AJ : Dans ces conditions, que représentez-vous pour vos clients ? Quel lien établissez-vous avec eux ?
Marianne Leloup-Dassonville : Justement, je prends ces dossiers et je m’adresse à eux avec beaucoup d’humanité. Je suis quelqu’un d’hypersensible, on pourrait penser que c’est un défaut, mais j’en ai fait une force dans mon métier. Et tout le cabinet est comme ça. Je pense que 80 % de mes clients pleurent dans mon bureau, et parfois ce ne sont pas les plus vulnérables qui craquent, car ils en ont vu d’autres et ils sont tellement traumatisés. Ce sont finalement des gens comme vous et moi, aux vies faciles, bourgeoises qui, tout à coup, se retrouvent avec une OQTF, sans comprendre pourquoi.
On me demande souvent : « Est-ce que tu t’es endurcie ? » Non, non, non. Et je ne veux pas m’endurcir. Je veux garder ma capacité à être émue de ces situations ; il m’arrive d’avoir la larme à l’œil pendant une consultation, mais c’est assumé. Cela me rend une meilleure avocate avec eux, plus humaine. Et en audience, cette émotion se ressent. Je suis souvent assez en colère, et je pense que c’est assez important, alors qu’on est une matière où la procédure est plutôt écrite. Mais nous, nous plaidons tous nos dossiers. Nos résultats tournent autour de 80 ou 90 % de succès, contre 20 % en moyenne. Je pense que c’est parce que nous avons une très grande exigence technique et que nous préparons avec soin les audiences : coacher le client avant l’audience, le conseiller sur comment s’habiller, comment se comporter, etc., le préparer aux questions, demander de venir avec sa famille, ses employeurs. Un jour, pour un couple d’employés de maison, j’ai débarqué à une audience avec huit employeurs ! Le vigile du tribunal n’avait jamais vu ça. Même si on est dans une procédure écrite, ces trois magistrats qui voient les huit employeurs français soutenir ce couple, qui ont pris leur demi-journée pour venir au tribunal administratif, ce sont des choses qui comptent.
Mais je suis en revanche d’une très grande franchise pour dire au client, dès le premier rendez-vous, les attentes réalistes qu’il peut avoir de la procédure. Parfois, il m’arrive de déconseiller de faire une procédure car je sais que cela ne va pas marcher. Parfois, je dois annoncer à des personnes qui sont en situation irrégulière en France depuis plusieurs années qu’en l’état du droit actuel je ne peux rien faire pour eux, ou pas avant plusieurs années.
AJ : Vous pensez à quel cas de figure ?
Marianne Leloup-Dassonville : Pour les personnes en situation irrégulière, la circulaire Retailleau impose maintenant d’attendre sept années de présence avant de demander une régularisation. Quelqu’un qui est là depuis quatre ans doit encore en attendre trois, tout en n’ayant jamais été l’objet d’une d’OQTF. Mais qui a passé quatre ans à travailler et à prendre des cours de français, sans subir une OQTF ? Il y a donc des gens qui viennent au cabinet, en vain : ils sont là depuis trois ans, sont exploités par des bailleurs peu scrupuleux qui leur font payer 500 à 800 euros de loyer par mois, avec des employeurs qui en profitent. J’ai rencontré par exemple pas mal de Philippines qui sont venues avec des familles des Émirats arabes unis. Elles étaient de véritables esclaves domestiques, étaient victimes de traite d’êtres humains. Mais, à moins de porter plainte, c’est très difficile à prouver ; d’autant plus que ces familles, riches et puissantes, sont souvent reparties. En attendant qu’elles atteignent les sept ans, je leur donne des conseils, je leur rappelle de collecter un certain nombre de documents, de trouver un travail (éventuellement dans un secteur en tension), etc. Parfois, ces clients me serrent dans les bras alors que je n’ai aucune solution à offrir : ils sont juste heureux de la qualité d’écoute et de la levée de l’incertitude. Ça, je l’entends très souvent : « Ah, maintenant je sais ».
AJ : Vous choisissez de ne pas travailler pro bono . Pourquoi ?
Marianne Leloup-Dassonville : Je connais évidemment le coût de l’argent pour ces personnes. Dans ma façon de travailler, je fais toujours un premier rendez-vous que je facture. C’est ce qui me permet de prendre le temps de le faire correctement, et la liberté de dire : « Vous n’avez pas besoin de moi ». Et ce n’est jamais de l’argent mal placé, de se faire conseiller. Ce n’est pas quelque chose qu’on valorise chez les Français, qui ont du mal à se dire qu’ils vont payer pour du conseil. C’est une mission qui nous dépasse. J’ai des clients qui me disent : « Je ne crois plus qu’en Dieu et en vous ». Parfois, des années plus tard, je reçois encore des messages sur WhatsApp, mais il est important pour notre santé mentale d’instaurer une mise à distance. Une fois l’affaire terminée, on ne peut plus s’investir autant. Quand il nous arrive de perdre, on a la certitude d’avoir fait le maximum à chaque fois. Nous avons bien conscience d’être des sortes de Don Quichotte qui nous battons contre un moulin à vent, c’est-à-dire un système de plus en plus maltraitant pour les personnes étrangères.
AJ : Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Comment expliquer des démarches parfois compliquées ?
Marianne Leloup-Dassonville : Je dis aux stagiaires ou aux collaborateurs et collaboratrices du cabinet qu’elles doivent être capables d’expliquer à quelqu’un sa procédure, la façon dont l’affaire va être jugée, que ce soit à une personne sans papier qui ne sait ni lire ni écrire, un oligarque russe ou un Indien qui détient trois PhD. C’est un talent ! Cela impose de se mettre dans les baskets de la personne, et de manière générale de déployer des trésors de patience. Et ceux qui, parfois, nous parlent le plus mal, sont les plus tatillons, sont souvent les plus éduqués !
AJ : Comment avez-vous choisi les personnes dont vous parlez dans le livre ?
Marianne Leloup-Dassonville : J’ai choisi les sujets, de manière pas du tout exhaustive, car j’ai pensé qu’ils focalisaient l’attention des médias, mais sans que les gens les connaissent bien en réalité. Je voulais donner des exemples concrets qui sont autant d’occasions d’expliquer le droit. Les cas me sont venus assez naturellement, car j’ai été marquée par ces personnes, par leur chemin. Mon ambition, c’est d’expliquer le droit et de réhumaniser les trajectoires.