Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG)
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Des techniques légères pour reprendre le contrôle de la production
Il est difficile d'imaginer collectivement de quoi aurait l'air une société non capitaliste. D'abord parce que le capitalisme nous impose des ornières qui limitent notre capacité à imaginer les avenirs possibles, mais aussi parce qu'au sein même de la gauche, différentes visions – souvent implicites – de l'utopie se confrontent. La question de la place de la technique me parait être un bon point de départ pour penser l'avenir socialiste, dans la mesure où il s'agit d'une question qui touche à plusieurs sphères de la vie : temps de travail, « contenu » du travail, organisation politique, rapport à l'environnement, etc. Historiquement, la plupart des penseuses et penseurs socialistes qui se sont penchés sur la question ont adopté la position suivante : la machine, dans le monde actuel, contribue à asservir et à aliéner les êtres humains parce qu'elle est contrôlée par les capitalistes. Mais une fois ce système d'oppression renversé, elle pourra être mise au service de l'émancipation humaine[1]. Le communisme de luxe entièrement automatisé (_Fully Automated Luxury Communism_) envisagé par un groupe de militantes et militants britanniques est une incarnation récente et attrayante de cette approche[2]. Cette avenue mérite d'être explorée sérieusement, à tout le moins pour en examiner le potentiel et les risques. Je prendrai toutefois la direction inverse, en mettant de l'avant une proposition qui s'inscrit dans une perspective de décroissance. À mesure que les objets techniques qui nous entourent se complexifient, ils exigent souvent des infrastructures de plus en plus lourdes, des réseaux de production de plus en plus vastes et dispersés à travers le monde, ainsi qu'une division du travail de plus en plus poussée. Par conséquent, il devient extrêmement difficile d'envisager un véritable contrôle démocratique de l'économie. Pour remettre la production entre les mains des individus et des communautés, je propose donc de tendre vers une forme d'autosuffisance qui s'appuie sur le développement de techniques légères. ## Le crayon de Milton Friedman Dans un extrait vidéo disponible sur YouTube[3], on voit l'économiste Milton Friedman s'adresser à son public, l'air enthousiaste. Tenant un crayon à mine dans ses mains, il fait une déclaration provocatrice : « Personne sur cette planète ne sait comment fabriquer ce crayon ». En fait, Friedman s'inspire de l'économiste libertarien Leonard Read, dont le texte _I, Pencil_ (1958) se veut une illustration de la puissance de la main invisible du marché. Dans ce court texte[4], le crayon prend la parole pour expliquer la complexité de son processus de fabrication. Il est fait de bois, de graphite, d'un peu de métal et d'une gomme à effacer, mais le bois vient des forêts de l'Oregon, le graphite est extrait des mines du Sri Lanka, tandis que la gomme est fabriquée à partir d'huile de colza provenant de champs indonésiens. À chaque étape de ce processus qui s'étale déjà à l'échelle du monde, des outils ont été employés et des individus ont contribué avec une part de leur force de travail. Les outils ont eux-mêmes dû être fabriqués quelque part, tandis que les travailleuses et travailleurs ont dû être logés et nourris. De plus, chacune des matières premières utilisées a dû être transportée sur de vastes distances, ce qui a nécessité l'usage de camions, de bateaux, d'un réseau de routes et d'installations portuaires. Rapidement, on comprend que la chaine de production prend une ampleur colossale, et que des milliers, voire des millions de personnes ont été mobilisées pour fabriquer ce « simple » crayon, chacune y consacrant une fraction de son temps de travail. Ce qui fascine Friedman et Read, tous deux farouchement opposés aux mesures de planification économique souhaitées par les marxistes et par les keynésiens, c'est que tout cela s'est produit sans coordination centrale : Il y a quelque chose d'encore plus étonnant : c'est l'absence d'un esprit supérieur, de quelqu'un qui dicte ou dirige énergiquement les innombrables actions qui conduisent à mon existence. On ne peut pas trouver trace d'une telle personne. À la place, nous trouvons le travail de la Main invisible. C'est le mystère auquel je me référais plus tôt[5]. Évidemment, cette affirmation est discutable. De nombreux aspects du processus reposent sur la planification étatique : construction du réseau routier, formation de la main-d'œuvre, recherche scientifique, etc. De plus, à toutes les étapes du processus, des cadres et des conseils d'administration d'entreprises ont orienté et coordonné le déploiement des ressources nécessaires, en s'appuyant notamment sur une certaine vision englobante de l'économie, provenant d'études de marché ou de prédictions économiques diffusées par les médias. On sait aussi qu'il a pu y avoir collusion entre l'État et les entreprises concernées pour réprimer dans la violence tout mouvement qui freinerait la bonne marche des affaires. Bref, il serait absurde de considérer ce processus comme la somme des actions individuelles, sans tenir compte de toutes les formes de direction et de concertation existantes. Néanmoins, il est vrai qu'aucune organisation surplombante n'a dirigé _l'ensemble_ du processus. Il est aussi avéré que seule une fraction des personnes impliquées a pu prendre part aux décisions concernant les différentes étapes de la production, d'où l'illusion d'un ordre spontané, « naturel ». Selon Friedman, le plus beau dans tout cela est que cet « ordre spontané » fonctionne alors même que chaque personne impliquée ignore presque tout des autres personnes impliquées et du processus lui-même. Or, ce que Friedman considère comme une vertu m'apparait extrêmement problématique. L'ignorance mutuelle des acteurs et actrices du réseau de production (et de consommation) contribue à perpétuer des situations affligeantes du point de vue social et environnemental. À titre d'exemple, beaucoup de consommatrices et consommateurs des pays occidentaux sont inconscients de la pollution et des conditions de travail exécrables associées à l'industrie électronique. L'exemple du crayon à mine est intéressant parce qu'il s'agit d'un objet familier et relativement simple. L'affirmation selon laquelle personne au monde ne possède toutes les connaissances et les ressources requises pour en fabriquer un devient alors particulièrement frappante. Mais cette affirmation est d'autant plus vraie pour le nombre incalculable d'objets encore plus complexes qui nous entourent. La trajectoire technologique et socioéconomique empruntée par le monde au cours des dernières décennies a mené à l'approfondissement du modèle décrit par Friedman. De manière générale, le processus de production des objets qui peuplent nos vies est de plus en plus mondialisé et exige une division du travail de plus en plus poussée. Chaque travailleur et chaque travailleuse apparait alors comme un fil d'une vaste toile que personne ne peut saisir dans sa totalité[6]. La conséquence d'une telle division du travail à l'échelle de la planète est sans doute d'accroitre la productivité globale, mais aussi de placer chaque personne dans une situation de dépendance face à des réseaux de production et de distribution sur lesquels il devient pratiquement impossible d'exercer un véritable contrôle démocratique. En effet, comment envisager des mécanismes de participation et de prise de décision qui incluent un nombre considérable de personnes séparées par de vastes distances et par des barrières culturelles et linguistiques ? C'est toutefois lorsque l'un des réseaux dont nous dépendons s'effondre que l'on prend le plus conscience de notre dépendance à son égard. Ainsi, durant la crise du verglas de 1998, en l'absence de sources d'énergie autonomes, des dizaines de milliers de familles québécoises ont dû assister, impuissantes, au chamboulement de leur mode de vie pendant plusieurs semaines à la suite de l'effondrement du réseau électrique[7]. Notre inscription dans des réseaux de production et de distribution nationaux, continentaux et planétaires peut aussi donner un pouvoir disproportionné aux individus et aux groupes qui contrôlent les maillons clés de ces réseaux. Pensons par exemple aux moments dans l'histoire où les pays producteurs de pétrole ou de gaz naturel ont restreint l'accès à ces deux ressources cruciales à des fins géopolitiques : le choc pétrolier de 1973 ou, plus récemment, en 2014, la coupure par la Russie de l'approvisionnement en gaz de l'Ukraine. À une échelle plus locale, une coopérative de production qui se veut non capitaliste, mais qui dépend d'entreprises capitalistes pour l'accès à telle ou telle ressource risque d'être constamment forcée de se compromettre afin de maintenir cet accès. Pour réaliser et rendre durable l'idéal socialiste d'un contrôle démocratique de l'économie, il importe donc de maitriser l'ensemble des réseaux de production et de distribution, un objectif qui semble d'autant plus difficile que ces réseaux sont étendus et dispersés. Une autre voie possible consisterait à miser sur la création de réseaux courts, c'est-à-dire de circuits de proximité qui permettraient une production autosuffisante et qui garantiraient l'autonomie et l'indépendance des personnes concernées[8]. ## Entre l'ermite et le marché global, la « communauté vécue » Lorsque l'on parle d'autosuffisance, l'image qui nous vient à l'esprit est souvent celle d'une microcommunauté formée de tout au plus quelques dizaines de personnes. L'indépendance économique doit pourtant être envisagée comme un continuum. À une extrémité, on trouve la figure de l'ermite ou de la survivaliste, qui cherche à combler seul·e l'ensemble de ses besoins. À l'autre extrémité, on peut concevoir une économie entièrement mondialisée, dans laquelle aucun besoin n'est comblé uniquement à partir de ressources locales. La « communauté vécue » représente une position intermédiaire possible. Le politologue Benedict Anderson a inventé le concept de « communauté imaginée » pour décrire les nations, des sociétés au sein desquelles il est impossible, pour des raisons pratiques, que tous les membres se connaissent entre eux et aient des interactions en personne. À l'inverse, une « communauté vécue » en serait une où chaque personne serait à tout au plus deux degrés de séparation de toutes les autres, c'est-à-dire que chaque personne pourrait rencontrer n'importe quelle autre par l'intermédiaire d'une seule connaissance commune[9]. Partant de cette échelle, je propose le projet d'utopie suivant : Que chaque communauté vécue détienne les moyens (ressources, compétences, connaissances) de produire ce qu'elle juge essentiel au maintien de son mode de vie et à sa reproduction dans le temps. Il est impossible de définir _a priori_ ce qu'une communauté jugerait essentiel à son mode de vie, mais il est certain que cela inclurait au minimum l'ensemble des tâches liées au fait de se nourrir, de se loger, de se vêtir et d'accomplir le travail de _care_. Une telle communauté, dont la taille correspondrait _grosso modo_ à celle d'une petite ville, aurait l'avantage d'être suffisamment petite pour que des principes de démocratie directe puissent y être réalistement appliqués. Elle serait en même temps assez grande pour soutenir une certaine spécialisation du travail, ce qui contribuerait à la productivité générale. En supposant un système d'éducation qui enseignerait à chacune et chacun les rudiments des tâches essentielles, il serait possible, pour chaque individu, de parfaire ses connaissances en rencontrant personnellement les meilleurs artisans et artisanes de chaque tâche. Toute personne préserverait donc potentiellement la capacité de faire sécession de la communauté en apprenant auprès des autres ce qu'il lui faut pour assurer sa propre survie. ## Techniques lourdes, techniques légères Si l'on reprend l'exemple du crayon cité plus haut, et qu'on accepte que sa fabrication exige la mobilisation de millions de personnes comme Friedman et Read le suggèrent, comment peut-on penser qu'une communauté d'au plus quelques dizaines de milliers de personnes pourrait produire ce qu'il lui faut pour que tous ses membres mènent une vie décente ? Pour répondre à cette question, il faut s'attarder à une idée simple que Friedman et Read ne prennent pas en considération : le même objectif – fabriquer un outil servant à écrire – aurait pu être atteint par d'autres moyens. Le capitalisme industriel s'est développé en misant sur la production de masse et sur l'élargissement constant des marchés. S'appuyant entre autres sur les structures coloniales, il a pris son essor en profitant d'une main-d'œuvre sous-payée et d'un accès facilité aux matières premières tirées des pays du « tiers-monde ». Le développement technique des deux derniers siècles a donc été en phase avec ces conditions socioéconomiques. D'une part, la division internationale du travail a favorisé l'émergence d'immenses plantations en monoculture, qui nécessitent des variétés de plantes adaptées, de la machinerie lourde et des apports constants d'engrais chimiques, d'herbicides et de pesticides[10]. D'autre part, elle a donné lieu à la construction d'usines de grande taille, souvent polluantes et aliénantes, qui utilisent des machines spécialisées pour produire en série des biens dont la durée de vie est limitée et dont la réparation est difficile. L'expansion du capitalisme industriel a donc reposé sur le développement de techniques lourdes. À l'inverse, il serait possible d'utiliser le savoir existant et d'orienter la recherche vers le développement de techniques légères[11]. Il s'agirait de techniques qui amélioreraient le quotidien ou qui permettraient d'accroitre la productivité du travail, mais qui auraient une empreinte écologique réduite et qui préserveraient l'autonomie des individus et des communautés. La différence entre l'automobile et le vélo constitue sans doute la meilleure illustration du contraste entre technique lourde et technique légère. La voiture exige un réseau étendu de routes larges capables de supporter un poids de plus d'une tonne et des vitesses élevées. Elle exige aussi une source d'énergie externe capable de faire fonctionner un moteur à explosion. Le vélo, nettement plus léger, n'a besoin que de l'énergie musculaire. De plus, on peut facilement apprendre à le réparer par soi-même et il peut être adapté pour faire face à différentes contraintes comme le vélo à trois roues pour plus d'équilibre ou le vélo à mains pour ceux et celles souffrant d'un handicap. Des exemples de techniques légères existent donc déjà. Quelques pistes peuvent être envisagées pour tendre vers un monde où elles prédomineraient, dont : * Prendre en compte systématiquement l'ensemble du cycle de vie d'un objet pour connaitre à la fois son empreinte écologique et ses effets sur la capacité d'agir des individus et des communautés. * Appliquer à tous les niveaux les principes de l'économie circulaire, selon laquelle les déchets issus d'un processus de fabrication servent de matières premières pour la conception d'un autre produit. Par exemple, une champignonnière peut produire de la nourriture à partir des drèches d'une microbrasserie locale et du marc de café des torréfacteurs du quartier. Le substrat obtenu peut ensuite servir à enrichir la terre d'un potager. L'idéal de communautés largement autosuffisantes peut paraitre irréaliste, dans la mesure où il est en contradiction directe avec le modèle économique actuel. Pourtant, tout au long de l'histoire, une partie importante de l'humanité a vécu dans des communautés autarciques. Est-ce à dire que l'idéal proposé ici correspond en quelque sorte à un « retour au Moyen-Âge » ou au « communisme primitif » ? Non, dans la mesure où l'on peut profiter de l'esprit de découverte et d'innovation qui a toujours animé l'être humain et qui lui a permis de faire des bonds technologiques spectaculaires au cours des derniers siècles. Il s'agit cependant de canaliser cet esprit vers le développement de techniques légères, conviviales et adaptées à une échelle humaine. _Par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l'IRIS_ * * * 1. Voir le livre de François Jarrige, _Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences_ , Paris, La Découverte, 2014, particulièrement les pages 110-120, pour une analyse des positions des socialistes à l'égard des machines et de la technique.↑ 2. Pour une présentation succincte de cette vision, voir le texte de Brian Merchant, « Fully Automated Luxury Communism », sur le site du journal _The Guardian_. Pour une critique équilibrée, voir : « Fully Automated Luxury Communism : A Utopian Critique ». ↑ 3. Milton Friedman, _Lesson of the Pencil_, YouTube, 2009. ↑ 4. Pour la version originale du texte, voir Wikisource : <https://en.wikisource.org/wiki/I,_Pencil#cite_ref-1>. Pour une traduction française, voir le site de l'Institut Coppet, _Le marché expliqué par la métaphore du crayon_ par Damien Theillier, 2012. ↑ 5. Traduction de : « There is a fact still more astounding : The absence of a master mind, of anyone dictating or forcibly directing these countless actions which bring me [the pencil] into being. No trace of such a person can be found. Instead, we find the Invisible Hand at work ». Leonard Read, « I, pencil », The Freeman, décembre 1958. ↑ 6. Même si, bien sûr, certains et certaines ont la possibilité de tirer davantage de ficelles. ↑ 7. La fréquence et l'intensité de ce type d'évènement extrême risquent d'augmenter en raison des changements climatiques. Il s'agit donc d'un facteur à prendre en considération dans notre réflexion sur la société postcapitaliste. ↑ 8. Ces deux voies – (1) remettre entre les mains des travailleurs et travailleuses les vastes réseaux de production et de distribution qui sont en ce moment entre les mains des capitalistes et (2) créer des communautés autosuffisantes – correspondent à deux « horizons utopiques » différents, mais dans le monde actuel, il est envisageable de combiner les deux « stratégies ». ↑ 9. Si l'on conçoit qu'une personne peut raisonnablement en connaitre 200 autres (la taille d'un petit réseau d'amis Facebook) et que chacune de ces personnes peut aussi en connaitre 200, la taille maximale d'une telle communauté serait d'environ 40 000 personnes. La communauté serait vraisemblablement plus petite en raison des contacts communs. ↑ 10. Ce type d'agriculture a généralement un rendement énorme, mais ses coûts sont faramineux : « La synthèse de tous ces herbicides, pesticides et engrais artificiels s'effectue en faisant usage de combustibles fossiles, qui alimentent également toute la machinerie agricole. En un sens, l'agriculture moderne peut donc se voir comme un processus de transformation du pétrole en nourriture […]. Elle consomme environ dix calories d'énergie fossile pour chaque calorie de nourriture effectivement mangée » : Lewis Dartnell, _À ouvrir en cas d'apocalypse : petite encyclopédie du savoir minimal pour reconstruire le monde_ , Paris, Lattès, 2015, p. 97. ↑ 11. Pour désigner un ensemble d'idées semblables, d'autres auteurs ont parlé d'outils conviviaux (Yvan Illich, _Tools for Conviviality_ , New York, Harper & Row, 1973), de techniques douces ou encore de basses technologies (Philippe Bihouix, _L'âge des low tech,_ Paris, Seuil, 2013). ↑
www.cahiersdusocialisme.org
December 24, 2025 at 11:11 PM
Démocratie ou barbarie ?
> _[1]_ Je ne remercie pas souvent Elon Musk, mais il a fait un travail remarquable > > en montrant ce que nous soutenons depuis des années – > > le fait que nous vivons dans une société oligarchique > > où les milliardaires dominent non seulement notre politique > > et les informations que nous consommons, > > mais aussi notre gouvernement et notre économie. > > Cela n'a jamais été aussi clair qu'aujourd'hui. > > – Bernie Sanders[2] Nous vivons dans un système politique qui se dit démocratique parce que ses dirigeantes et dirigeants aux divers paliers de gouvernement sont élus par la population. Mais un véritable système démocratique ne peut se limiter à la tenue d'élections ponctuelles, selon d'ailleurs un mode de représentativité fort discutable. Rappelons que le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), au pouvoir presque absolu, dirige avec moins de 41 % du vote et compte 90 sièges, alors que les élu·e·s des autres partis qui cumulent près de 60 % du vote ont 35 sièges. Depuis 1940, au Québec, seuls quatre gouvernements provinciaux ont été élus avec plus de 50 % des suffrages, ceux de 1960, 1962, 1973 et 1985. On ne compte plus les groupes de citoyennes et de citoyens qui se lèvent pour exiger des mesures visant à assurer la protection de l'eau, une meilleure qualité de l'air, un réel accès aux soins de santé, un système d'éducation démocratique et équitable, des solutions à l'itinérance, des transports en commun accessibles, un salaire minimum digne de ce nom…, ce dont un gouvernement réellement démocratique devrait s'occuper. Chacun de ces groupes se bute à un même mur : nos élu·e·s, ayant prétendu connaitre les besoins de la population, une fois au pouvoir, s'occuperont de _leurs affaires_. Toutes et tous ces valeureux citoyens engagés vont continuer encore longtemps à éponger le plancher, tant et aussi longtemps qu'on ne se décidera pas à fermer le robinet. La démocratie représentative est un trompe-l'œil, elle n'a rien à voir avec le sens originel du mot démocratie (du grec _dêmokratia_ : _dêmos_ , peuple et _kratos_ , pouvoir). C'est « le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme le répétait Michel Chartrand. Il ne suffit pas de donner la parole aux citoyennes et aux citoyens, une fois tous les quatre ans ou dans les instances des différentes institutions politiques, syndicales, de santé, d'éducation, d'art, d'information, etc. Il faut développer la pratique de la démocratie à tous les niveaux du système social ; c'est un travail difficile, car cela ne va pas de soi. Dans une authentique démocratie, les élu·e·s gouvernent de manière continue en fonction des valeurs, des aspirations et des besoins de la population qu'ils sont censés représenter. Or, ce n'est en rien le cas aux différents niveaux du système politique actuel ni dans les principales institutions de la société. Il importe donc de tout mettre en œuvre pour que s'y vive une réelle démocratie. Qu'en est-il de notre « démocratie » dans le domaine de l'écologie, de la politique, de l'information, de l'éducation ? C'est ce que nous verrons. ## Un pas en avant, deux pas en arrière Notre gouvernement ne répond pas aux exigences de la population en matière de lutte contre les bouleversements climatiques et de perte de la biodiversité. Les crises environnementales menacent indéniablement et de plus en plus sérieusement l'avenir de l'humanité[3]. D'une COP (Conférence des Parties regroupant 196 États) à l'autre, nos gouvernements dits « démocratiques » s'esquivent. Malgré le mur vers lequel ils nous mènent inexorablement, ils persistent à jouer le jeu de la démocratie représentative, prétendant que le gouvernement représente la population ! Au cours des dernières années, nombre de décisions prises par le gouvernement québécois vont à l'encontre des engagements de la COP de 2024, des avis d'experts, dont ceux du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), des désirs et des besoins de la population exprimés par diverses organisations et coalitions écologiques[4]. Citons quelques-unes de ces décisions qui vont à l'encontre de ce qui est désiré par la population : 1) le projet de loi 81 à l'étude en février 2025 donnerait le droit d'autoriser des « travaux préalables » pour des projets avant même l'évaluation par le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE). Avec ce projet de loi, le gouvernement caquiste compte modifier les huit lois sous la responsabilité du ministère de l'Environnement du Québec. L'objectif est notamment d'accélérer l'évaluation environnementale des projets et devrait entrainer « des économies » pour les entreprises[5]. Ce projet de loi prévoit la possibilité de « permettre que certains travaux préalables requis dans le cadre du projet soient entrepris ». 2) malgré l'engagement de la réduction de 37,5 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030, le Québec a réduit ses GES de 9 % depuis l'année de référence de 1990 ; 3) les subventions de plusieurs milliards de dollars à Northvolt ; 4) l'inaction devant les dangers attestés de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda ; 5) la protection des aires protégées n'a pas atteint la cible promise de 17 % ; 6) l'inaction face au controversé déboisement du mont Owl's Head dans les Cantons-de-l'Est ; 7) l'absence de soutien aux producteurs agricoles locaux pour l'élimination des pesticides ; 8) l'absence de sanctions contre la cimenterie McInnis de Port-Daniel en Gaspésie qui, selon les données officielles de 2022, est le plus gros pollueur industriel du Québec, avec des émissions de près de 1,4 million de tonnes de gaz à effet de serre ; 9) la relance des projets d'énergies fossiles GNL Québec et Énergie Est constituent-ils des-mirages[6] ? 10) les projets de loi 81 et 93 permettant l'enfouissement de déchets dangereux à Blainville. On pourrait allonger la liste encore et encore. Là, comme ailleurs, nos gouvernements protègent les intérêts financiers des entreprises de pollueurs et de destructeurs de notre écosystème. La protection de l'environnement doit s'apprendre dès l'enfance, c'est une responsabilité collective où l'école a un rôle important à jouer. D'excellents outils existent pour cela, dont la _Stratégie québécoise d'éducation en matière d'environnement et d'écocitoyenneté_ où se trouvent des pistes d'action structurantes[7]. Il n'est pas trop tard, mais il y a urgence. ## La démocratie représentative : un oxymore Nous serons bientôt en campagne électorale au Québec. Au lendemain de l'élection, chacun des partis, au pouvoir comme dans l'opposition, continuera à affirmer qu'il est l'unique dépositaire de la vérité et que l'autre, quoi qu'il dise ou fasse, sera toujours dans l'erreur. Même si, rationnellement, vous êtes d'accord avec la décision prise par le parti au pouvoir, en tant que membre de l'opposition, vous vous devez de la contester. L'existence de partis politiques, générateurs de passions collectives, peut difficilement coexister avec la rationalité. Jadis, si vous étiez pour l'indépendance du Québec, vous deviez être membre du Parti québécois (PQ), être d'accord avec l'exploitation des gaz de schiste à l'ile d'Anticosti et avec la construction de la cimenterie McInnis, l'entreprise la plus polluante du Québec : des centaines de milliards de dollars de pertes pour les contribuables québécois ! Le mot partisanerie ne décrit-il pas bien la situation ? Quelle sera l'équipe gagnante ? Celle dont la caisse électorale sera la mieux garnie, peu importe d'où proviendront les fonds. Ceux qui ont dépensé le plus lors de leur campagne électorale l'emportent. Et les fournisseurs à la caisse électorale s'attendent à une certaine forme de reconnaissance… L'emportera aussi qui maitrisera le mieux l'art de la communication et du marketing, cet art qui réussit à vous faire acheter ce dont vous n'avez pas besoin avec de l'argent que vous n'avez pas. La démocratie représentative couronne non pas les plus aptes à défendre le bien commun, mais les plus habiles à prendre le pouvoir. Sinon, comment expliquer qu'au fil du temps nous basculons d'un parti à l'autre toujours convaincus que cette fois-ci sera la bonne, d'un parti encensé lors de son accession au pouvoir à conspué un mandat ou deux plus tard ? Est-ce tout de même préférable à la dictature ? Selon Boris Cyrulnik : De plus en plus de dictateurs sont démocratiquement élus […] Un brouhaha de théories opposées aggrave alors la confusion dans l'esprit des gens désorientés. Tout le monde a une théorie pour s'en sortir, chacun s'oppose à l'autre […] Arrive alors un sauveur, un homme providentiel qui, lui, sait ce qu'il faut faire. _C'est moi ou le chaos_ , dit ce candidat dictateur, et les gens, avides d'ordre et de paix, ne demandent qu'à le croire. Pour être élu, ce quidam doit disposer d'un ennemi, contre lequel il va dresser la foule de ses supporteurs. S'il n'a pas d'ennemi réel, il en trouvera dans les minorités de son pays ou dans les groupes étrangers à cause de leurs origines différentes, de leur langue pas comme la nôtre, de leurs croyances ou de leurs rituels forcément barbares, non civilisés[8]. Et si la démocratie représentative peut ainsi ouvrir la porte à des dictateurs (on peut déjà en compter dans plus d'une vingtaine de pays, dont l'Algérie, l'Argentine, l'Azerbaïdjan, la Biélorussie, le Burkina Faso, le Burundi, les États-Unis d'Amérique, l'Éthiopie, la Gambie, la Hongrie, l'Italie, Madagascar, la Mauritanie, le Mozambique, le Niger, la Russie, la Serbie, la Turquie), ne peut-elle pas tout aussi bien l'ouvrir à de simples opportunistes désireux de faire profiter les membres de leur caste des largesses de l'État en attendant, au lendemain de leur défaite, un retour d'ascenseur ? ## Le rôle dit d'information des médias La valeur d'une démocratie est indissociable de la qualité de l'information dont disposent les citoyennes et les citoyens pour prendre des décisions rationnelles. Comment un État peut-il se dire démocratique lorsqu'il confie le soin d'informer ses citoyens à des médias de moins en moins nombreux, appartenant à des groupes privés dont les intérêts ne sont pas d'emblée ceux de l'ensemble des citoyens ? Comment peut-on croire que ces groupes privés n'en profiteront pas pour diffuser une information qui favorisera d'abord leurs intérêts et ne seront pas tentés de taire celle dont les citoyens auraient besoin ? Un État qui se prétend démocratique et laisse le secteur de l'information entre les mains du marché et du profit ne dévoile-t-il pas son vrai visage ? Les journaux, les postes de télévision ou de radio n'ont jamais eu la réputation d'être des entreprises rentables. _Le Devoir_ nous rapportait d'ailleurs que « depuis 2008, 40 journaux quotidiens, 400 journaux communautaires, 42 stations de radio et 11 stations de télévision ont disparu au Canada[9] ». Pourquoi investir dans ce secteur, sinon pour y défendre ses propres intérêts ? Peut-on sérieusement imaginer que des journalistes puissent produire des textes qui iraient à l'encontre des intérêts des propriétaires des journaux qui les emploient ou de leurs annonceurs ? Même là où les propriétaires prétendent n'exercer aucun contrôle sur l'information, leurs journalistes connaissent bien les modes d'attribution des promotions… « L'autocensure intentionnelle ou subconsciente existe chez presque tous les journalistes[10] » regrette Jean Ziegler. S'il n'est pas rare qu'un média ait une section _Affaires financières_ , pourquoi ne s'y trouve pas une section _Affaires syndicales_ , si ce média prétend représenter les intérêts de tous les citoyens et citoyennes ? Comment expliquer que dans nos médias le mot _privé_ est associé à efficacité et dynamisme et le mot _public_ à lourdeur et gaspillage ? Pourtant, le mot privé pourrait bien évoquer évasion fiscale (le Canada ne se classe-t-il pas au cinquième rang des paradis fiscaux[11] ?), malversation, culture du secret, collusion, cartel, falsification des faits, publicité trompeuse. ## Information et publicité Comment un État peut-il se dire démocratique lorsqu'il confie le soin d'informer ses citoyens et citoyennes à des entreprises financées par la publicité ? L'information dont ont besoin les citoyens doit faire appel à la rationalité, alors que rationalité et publicité font rarement bon ménage. Les publicitaires nous racontent leurs histoires pour qu'on achète leurs produits et les médias nous racontent les leurs pour que les publicitaires qui les financent puissent arriver à nous les vendre. C'est Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1, qui disait : « Nos émissions ont pour vocation de le [le téléspectateur) rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible[12] ». Quelle attention une ou un téléspectateur accordera-t-il à une information illustrant l'urgence de nous attaquer à la quantité de CO2 que nos modes de vie génèrent lorsqu'elle est suivie par une publicité l'incitant à acheter un « VUS intermédiaire de luxe à 7 places » ou à partir en croisière sur « le plus grand paquebot du monde » ? Comment expliquer autrement qu'il y ait autant de violence à la télé et dans nos journaux ? La caméra qui nous montre une mère en pleurs tenant dans ses bras un enfant blessé par un obus gardera l'attention des téléspectateurs et téléspectatrices beaucoup plus facilement que le sociologue qui tentera de leur expliquer les dessous de cette guerre. De même, on gardera davantage l'attention du lecteur ou de la lectrice en faisant appel aux sports, générateurs de passions collectives, qu'en faisant appel à sa rationalité. On priorisera le monde des émotions à celui de l'intelligence. On peut donner de nombreux exemples. « L'affaire Clinton-Lewinsky a été, de loin, la plus couverte par les médias étatsuniens en 1998. ABC, CBS et NBC lui ont consacré plus de temps (43 heures !) qu'à la totalité des autres grandes crises nationales ou internationales[13] ». Alors que Donald Trump reconnaissait Jérusalem comme capitale d'Israël en décembre 2017, provoquant une crise internationale majeure, les médias français n'étaient préoccupés que par le décès du chanteur Johnny Hallyday, dont les obsèques occupaient la presque totalité des antennes[14]. Le 9 aout 2021 parait le premier volet du sixième rapport d'évaluation du GIEC ; 24 heures plus tard, le club de football du Paris–Saint-Germain annonce accueillir le joueur Lionel Messi. La seconde nouvelle est relayée dans cinq fois plus d'articles de presse et fait l'objet de 25 fois plus de recherches sur Internet que la première[15]. Informer, c'est, désormais, « montrer l'histoire en marche » ou, en d'autres termes, faire assister (si possible en direct) à l'évènement. Il s'agit, en matière d'information, d'une révolution copernicienne dont on n'a pas fini de mesurer les conséquences. Car cela suppose que l'image de l'évènement (ou sa description) suffit à lui donner toute sa signification […]. L'objectif prioritaire pour le téléspectateur, sa satisfaction, n'est plus de comprendre la portée d'un évènement, mais de le voir se produire sous ses yeux. Cette coïncidence est considérée comme jubilatoire. Ainsi s'établit, petit à petit, l'illusion que voir, c'est comprendre[16]. Ignacio Ramonet. Si l'_Homo_ est vraiment _sapiens_ (intelligent, sage, raisonnable, prudent), il serait grand temps qu'on lui laisse la chance d'en faire la démonstration ! ## Ce dont on parle et ce dont on ne parle pas On entend parler de la guerre en Ukraine, mais combien de fois a-t-on évoqué la guerre qui sévit au Congo qui a fait plus de quatre millions de morts[17] ? La couverture médiatique des couts de nos services publics se compare-t-elle à celle consacrée à l'_Annuaire des subventions au Québec_ avec ses 2 696 programmes recensés sur 813 pages[18], à l'évasion fiscale, au taux d'imposition des mieux nantis, à la rémunération des PDG déterminée par les membres d'un conseil d'administration qu'ils ont eux-mêmes sélectionnés ? On parle de l'impérialisme de Poutine, mais fort peu des 220 000 soldats étatsuniens déployés à l'étranger dans plus de 900 bases militaires[19]. On parle des espions chinois, mais fort peu des _Five Eyes_ (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), cette alliance de renseignement anglo-saxonne[20]. De même, ne devrait-on pas à tout le moins accorder autant de sympathie à Assange qu'à Navalny ? Que dire des portes tournantes du lobbyisme ? Pierre-Elliott Trudeau, Brian Mulroney, Jean Chrétien, Lucien Bouchard, Pierre-Marc Johnson, tous d'ex-premiers ministres, ont été embauchés par de grands bureaux après leur carrière politique, certains avec beaucoup de succès, quelques-uns rapportant beaucoup d'argent pour eux et leur firme. […] Jean Charest pourrait toucher un salaire de base oscillant entre 1 et 1,3 million de dollars […]. Avec les bonis de performance, sa rémunération annuelle pourrait grimper à 1,5, voire 2 millions de dollars par année. […] En fait, le cabinet qui embauchera Jean Charest n'a rien à faire de ses talents d'avocat. Comme la plupart des ex-politiciens, il aura pour rôle d'ouvrir des portes et de rapporter des mandats grâce à ses contacts – nombreux – et sa notoriété[21]. Du financement des partis politiques ? En 2010, au nom de la liberté d'expression, les juges de la Cour suprême des États-Unis éliminent tout plafond au financement des partis politiques[22]. Pourquoi un individu ou un groupe financerait-il la campagne d'un candidat ou d'une candidate, sinon pour s'assurer d'avoir toute son attention au lendemain de son élection ? D'où proviennent les millions de dollars que Marc Carney a reçus pour sa campagne à la chefferie du Parti libéral du Canada[23] ? Les déductions fiscales auxquelles les contributeurs et contributrices ont droit font en sorte que les petits contribuables, par les impôts qu'ils paient, financent les choix politiques des mieux nantis. De la libre circulation des capitaux ? Elle met les États en concurrence face aux multinationales (_Vous nous subventionnez, vous diminuez vos normes environnementales ou on plie bagage_) et favorise les paradis fiscaux… Encore une fois, la finance l'emporte sur la démocratie ! ## Quelle démocratie dans le système scolaire ? En février 2020, invoquant le peu de participation de la population aux élections scolaires, le gouvernement de la CAQ a aboli les commissions scolaires et les a remplacées par des centres de services scolaires (CSS), dont les dirigeantes et dirigeants sont nommés et révocables par le ministre de l'Éducation. Ce changement de gouvernance des instances régionales (CSS) et locales (établissements scolaires) a créé une plus grande centralisation des pouvoirs et encore moins de démocratie. Récemment, le Mouvement pour une école moderne et ouverte (MÉMO) relevait que le Québec était la seule province canadienne qui ne dispose pas d'un régime où les dirigeantes et dirigeants scolaires sont élus, en plus de maintenir deux modes différents de gouvernance : un pour la communauté francophone et un pour les anglophones. « Nous proposons de tourner le dos à une gouvernance administrative formée de groupes d'intérêt et dont le mandat et les responsabilités ont fondu comme peau de chagrin depuis l'adoption du projet de loi 40 » exigent les auteurs de ce texte[24]. En effet, les conseils d'administration des CSS ne s'avèrent pas plus représentatifs des communautés desservies et ne défendent pas mieux les intérêts des groupes qu'ils disent représenter que le faisaient les commissions scolaires. Depuis cinq ans, on assiste à un mouvement de centralisation autoritaire de la part du ministère de l'Éducation et du gouvernement même s'il a été démontré que, pour un fonctionnement efficace, les centres de décision doivent être le plus près possible des besoins. Le ministre de l'Éducation peut annuler toute décision d'un CSS « lorsque la décision n'est pas conforme aux cibles, aux objectifs, aux orientations et aux directives qu'il a établis », ou lorsqu'il s'agit d'imposer des coupes de subvention, comme cela fut le cas pour du prêt ou de la location d'équipements sportifs des écoles aux municipalités et aux communautés. Il peut aller jusqu'à vouloir inverser une décision prise par une direction d'école et un conseil d'établissement, comme cela s'est fait au sujet de la grille-matières de l'école Le Plateau de La Malbaie dans Charlevoix[25]. Les écoles s'avèrent-elles plus ouvertes sur leur milieu ? Se préoccupe-t-on mieux des besoins des élèves et des adultes fréquentant les établissements scolaires ainsi que de la communauté ambiante qui devrait bénéficier de l'école et de l'éducation comme d'un bien collectif commun ? Poser la question, c'est y répondre. L'intelligence collective, résultant de l'interaction entre tous les acteurs et actrices d'un groupe et de leur diversité cognitive[26], est supérieure à la somme des intelligences de chacune et chacun des individus qui le composent et permet de mieux faire face à des situations et à des défis parfois fort complexes. L'éducation à la démocratie doit commencer dès le plus jeune âge par l'expérimentation de la démocratie participative de toutes et tous, des élèves, des personnels scolaires, des parents, des citoyens et citoyennes au sein des conseils d'établissement (CÉ) des écoles, des centres de formation et des conseils d'administration des CSS. Dès le primaire, les élèves doivent expérimenter la vie démocratique dans leur classe et dans leur école, comme cela se fait avec succès dans certaines écoles dites alternatives, et en constater les bienfaits. Cela implique de comprendre et d'accepter les exigences de la démocratie participative où les élèves apprennent à écouter, à échanger cordialement, à participer à un conseil ou à une assemblée mensuelle réunissant tous les membres de l'école pour échanger sur les bienfaits et les difficultés liées aux décisions prises, faire des propositions et en discuter. Mais qui dit démocratie participative dit collaboration plutôt que compétition. Le système scolaire avec son système de notation qui exige de plus en plus d'épreuves et d'examens entraine la compétition, facteur de stress pour les élèves. D'autres modes d'évaluation des apprentissages des élèves existent et ils ont fait leurs preuves. Dans ces écoles, les parents sont les bienvenus et assurent plusieurs heures de bénévolat pour soutenir les projets des élèves et de l'école. Un climat de confiance entre les parents et les personnels scolaires stimule l'engagement des élèves et diminue les risques de malentendus et d'insatisfactions. Plus les parents sont impliqués dans l'école de leurs enfants, plus ils sont en mesure de créer à la maison un climat familial propice aux apprentissages. Les enfants, constatant l'intérêt que leurs parents accordent à l'école, seront plus portés à s'y investir. ## L'essentielle reconnaissance de la liberté de parole L'article 2088 du Code civil du Québec précise que le salarié ou la salariée doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution de son travail. L'employé doit éviter de causer un préjudice à l'employeur en privilégiant ses propres intérêts ; ce qui est raisonnable. Aussi, lorsqu'un ou une membre du personnel informe un ou une journaliste d'un problème grave qui concerne la mission de l'école ou le bienêtre des personnes qui y sont dans le but d'améliorer la situation, cela sans révéler d'informations confidentielles, cet employé ne contrevient en rien à ses devoirs inscrits dans cet article du Code civil. Il exerce un droit inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne. Or, la plupart des personnels scolaires ignorent leurs droits ou en ont une compréhension erronée. Le ministère de l'Éducation, les directions des CSS, les syndicats du milieu de l'éducation et la Commission des droits de la personne ont la responsabilité d'informer les personnels scolaires de leurs droits. Il est temps qu'ils le fassent et qu'ils mettent fin à l'omerta qui sévit dans le milieu scolaire. ## Construire un fonctionnement démocratique partout, maintenant Ne serait-il pas temps de prendre conscience de cette illusion qu'est la démocratie représentative et la refuser ? N'attendons plus de réformes administratives et politiques venant d'en haut, car rien n'indique qu'elles remettront en question leur ersatz de démocratie. Combien de partis ont-ils déclaré qu'une fois au pouvoir, ils remettraient en question le système électoral, ce qu'ils n'ont pas fait, ayant été élus par ce système ? Travaillons à instaurer un réel fonctionnement démocratique dans toutes les organisations et institutions où nous sommes par un patient travail d'éducation politique, par le courage de critiquer ce qui y contrevient dans nos propres organisations, comme dans celles des instances où nous n'avons pas de pouvoir. Des initiatives et l'expérimentation d'une réelle démocratie existent, nous les présenterons dans un prochain texte. Depuis notre naissance, on nous biberonne l'esprit en nous disant que l'on vit en démocratie. Nous n'avons plus le choix, il s'agit aujourd'hui de l'avenir de l'humanité. Il est temps de cesser de dire sans nuance qu'on vit en démocratie et que nos institutions sont démocratiques, ce sont plutôt des ersatz de démocratie, si pour nous la démocratie est telle que la définissait Michel Chartrand. Sinon, on continuera à s'enfoncer dans _la barbarie[27]._ _Par Jean-Yves Proulx et Suzanne-G. Chartrand, retraités de l'enseignement_ * * * 1. L'autrice et l'auteur appliquent les rectifications orthographiques adoptées par l'Académie française en décembre 1990. ↑ 2. Bernie Sanders, « Merci Elon … », _ObsAnt_, Observatoire Antropocène, 17 février 2025. ↑ 3. Eric Martin, « Communalisme et culture. Réflexion sur l'autogouvernement et l'enracinement », _Nouveaux Cahiers du socialisme_ , n° 24, 2020, p. 94-100. ↑ 4. Lucie Sauvé et Pierre Batellier, « Gaz de schiste et mobilisation citoyenne au Québec : une exigence de démocratie », _Nouveaux Cahiers du socialisme_ , n° 6, 2011, p. 224-236. ↑ 5. Assemblée nationale du Québec, _Projet de loi no 81. Loi modifiant diverses dispositions en matière d'environnement_. ↑ 6. _Les projets d'énergies fossiles au Québec constituent « des mirages », selon 100 organisations et représentant.e.s, _communiqué de presse, 19 février 2025. ↑ 7. Centre de recherche en éducation et formation relatives à l'environnement et à l'écocitoyenneté, _Stratégie québécoise d'éducation en matière d'environnement et d'écocitoyenneté, _Montréal, Université du Québec à Montréal, 2018. ↑ 8. Boris Cyrulnik et Boualem Sansal, _France-Algérie. Résilience et réconciliation en Méditerranée_ , Paris, Odile Jacob, 2020. ↑ 9. Texte collectif, « Il est temps de mettre fin à l'injustice envers nos médias ! », _Le Devoir_ , 20 février 2025. ↑ 10. Jeaen Ziegler, _Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu'elle en verra la fin)_ , Paris, Seuil, 2018. ↑ 11. Éric Desrosiers, « Le Canada au cinquième rang des paradis fiscaux », _Le Devoir_ , 20 novembre 2024. ↑ 12. « Le Lay (TF1) vend “du temps de cerveau humain disponible” », _Acrimed,_ 11 juillet 2004. ↑ 13. Ignacio Ramonet, _La tyrannie de la communication_ , Paris, Gallimard, 2001. ↑ 14. Anne-Cécile Robert, _La stratégie de l'émotion_ , Montréal, Lux, 2018. ↑ 15. Arthur Grimonpont, _Algocratie_ , Paris, Actes Sud, 2022. ↑ 16. Ignacio Ramonet, « S'informer fatigue », _Le Monde diplomatique_, octobre 1993. ↑ 17. Simon Robinson et Vivienne Walt, « The deadliest war in the world », _Time_, 28 mai 2006. ↑ 18. _Annuaire des subventions au Québec_, Répertoire de subventions et incitatifs financiers pour entreprises, organismes à but non lucratif et projets personnels. ↑ 19. Greta Zarro, « The biggest military base empire on Earth », _CounterPunch_ , 23 septembre 2024. ↑ 20. <https://en.wikipedia.org/wiki/Five_Eyes>. ↑ 21. René Lewandowski, « Combien vaut Jean Charest ? », _Droit-inc. Le journal des avocats et juristes du Québec_ , 10 septembre 2012. ↑ 22. François Bougon, « Présidentielle aux États-Unis : les milliardaires arrosent, la démocratie trinque », _Mediapart_, 25 aout 2024. ↑ 23. Sandrine Vieira, « Mark Carney domine la collecte de fonds avec près de 2 millions de dollars en dons », _Le Devoir_ _,_ 18 février 2025. ↑ 24. Alain Fortier et Catherine Harel Bourdon, « Sur l'état de la démocratie scolaire, cinq ans après l'adoption de la loi 40 », _Le Devoir_ , 8 février 2025. ↑ 25. Kevin Dubé, « L'école du Plateau doit “revoir la décision” d'interdire l'accès aux sports à certains étudiants, demande le ministre de l'Éducation », _Journal de Québec_ , 14 janvier 2025. ↑ 26. Hélène Landemore, « Why the many are smarter than the few and why it matters », _Journal of Public Deliberation_ , vol. 8, n° 1, 2012. ↑ 27. Un emprunt à Cornelius Castoriadis et Claude Lefort qu'ils n'auraient certes pas désavoué : Nicolas Poirier (dir.), _Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : l'expérience démocratique_, Bordeaux, Le Bord de l'eau, 2015. ↑
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December 20, 2025 at 10:38 PM
Le choix des présidents
Les grandes surfaces d'alimentation ne vendent pas que des produits : elles structurent l'accès à la nourriture, définissant ce qui est accessible, à quel prix et pour qui. Derrière leurs néons, un système organise les différences sociales, créant des épiceries à plusieurs vitesses où chaque panier raconte une histoire d'inégalités. Le commerce de détail alimentaire canadien est marqué par un manque criant de concurrence. Derrière la panoplie d'enseignes se cachent en réalité trois grandes chaînes : Loblaw, Metro et Sobeys. En ajoutant Walmart et Costco, cinq géants se partagent près de 80 % du marché. Cet oligopole entretient l'illusion du choix : des commerces différents, mais qui remplissent les mêmes poches. Super C, Adonis, Marché Richelieu et Première Moisson appartiennent à Metro ; IGA, les Marchés Tradition et Kim Phat sont détenus (majoritairement ou en totalité) par Sobeys ; Provigo, Maxi et le Supermarché T&T sont affiliés à ou détenus par Loblaws. Les différences de façade masquent une réalité uniforme : les prix, les produits ainsi que les marges sont décidés par les mêmes directions et leur pouvoir s'étend bien au-delà des tablettes. Ces entreprises possèdent ou contrôlent aussi des pharmacies, des stations-service et les immeubles où elles s'installent, consolidant leur emprise sur le quotidien des Québécois·es. Or, il n'en a pas toujours été ainsi. En 1986, au moment de l'adoption de la Loi sur la concurrence, le paysage alimentaire canadien comptait encore huit grandes chaînes indépendantes. Quarante ans plus tard, presque toutes ont été avalées. Le Canada ne compte d'ailleurs aucune véritable « épicerie à rabais » : le segment des commerces « à escompte » est intégré au même oligopole. Les rabais y sont calibrés ; la compétition est chorégraphiée. Au Québec, le choix est encore plus restreint : seuls Metro et Loblaw exploitent des enseignes dites « économiques », tandis que Sobeys brille par son absence. L'inflation alimentaire des dernières années a poussé les ménages à traquer les promotions, à remplir leurs paniers de marques maison et à fréquenter davantage ces « magasins à rabais ». Les grands détaillants se sont adaptés à cette nouvelle réalité : Loblaw a converti une soixantaine de Provigo en Maxi, tandis que Metro a multiplié les Super C. Or, cet essor des magasins « à escompte » est trompeur : sous prétexte de nous faire économiser, ils trouvent surtout le moyen de gagner plus. ## Une chaîne d'approvisionnement verrouillée Le contrôle des géants de l'alimentation ne s'arrête pas aux caisses : il s'étend tout au long de la chaîne d'approvisionnement. En effet, ils détiennent un pouvoir immense sur la distribution, dictant aux personnes qui produisent non seulement ce qu'elles peuvent vendre, mais aussi à quelles conditions. Ces dernières négocient souvent à armes inégales : retards de paiement, exigences de rabais et changements de conditions sans préavis. Cette concentration a aussi un effet d'étouffement sur les épiceries indépendantes, de plus en plus rares. Les trois groupes d'achat ont transformé une industrie qui était jadis dominée par des épiceries de quartier indépendantes. Cette consolidation du marché rend périlleuse la survie des petits commerces, constamment menacés d'être rachetés ou marginalisés par les grandes chaînes. Beaucoup n'ont d'autre choix que de s'approvisionner directement auprès de leurs concurrents : faute d'entrepôts ou de volume suffisant, ils doivent acheter leurs produits à Loblaw ou Sobeys, qui dominent aussi le secteur de la vente en gros. Une absurdité économique qui les empêche de rivaliser sur les prix et les marges. D'autres obstacles s'accumulent pour les commerces indépendants : l'accès à des emplacements commerciaux est limité, puisque la plupart des locaux adaptés sont déjà contrôlés par ces mêmes géants. Les bannières exigent aussi des frais de placement pour les produits sur leurs tablettes — une pratique inaccessible pour la plupart des petits commerces. Ces mécanismes verrouillent le marché : les géants dictent non seulement ce qui est vendu, mais aussi qui a le droit de vendre. En aval de la chaîne, ces rapports de force se traduisent directement en magasin. Loin d'être neutre, l'expérience d'achat devient un marqueur social : les grandes bannières segmentent leurs clientèles comme on segmente un marché, calibrant l'ambiance, les produits et même la qualité selon le revenu et le quartier. Loblaw, Maxi et Provigo partagent les mêmes fournisseurs, les mêmes marques maison, parfois les mêmes produits — simplement disposés différemment et vendus à des prix distincts. La même logique s'applique entre Super C et Metro. Entre les différentes enseignes, les tablettes racontent ainsi une histoire de classes : des choix limités dans des allées éclairées au néon pour les ménages à faible revenu ; un éclairage tamisé et un prêt-à-manger invitant pour les personnes plus aisées. Ces écarts ne sont pas le fruit du hasard : ils sont le résultat d'une stratégie méticuleuse de segmentation. Les bannières adaptent leurs marges, leurs assortiments et même leur expérience visuelle à la clientèle qu'elles ciblent. Ce n'est pas seulement le pouvoir d'achat qui détermine l'épicerie où l'on va ; c'est l'épicerie elle-même qui vient dire à qui elle s'adresse. D'une ville à l'autre, les écarts de dignité persistent, parfois même au sein d'une même bannière. Une bannière n'offre pas la même expérience dans un quartier populaire que dans un milieu plus aisé : qualité des produits, propreté, entretien, fraîcheur — tout varie subtilement selon l'environnement socioéconomique. Ces différences ne tiennent pas seulement aux clientèles, mais aux investissements consentis — ou non — par les sièges sociaux. La géographie urbaine devient ainsi le reflet du pouvoir économique : la qualité du panier et de l'expérience d'achat fluctue selon le code postal. Cette architecture silencieuse du marché alimentaire ne fait pas que refléter les inégalités : elle les entretient. Elle façonne des réalités alimentaires à plusieurs vitesses, où l'accès à la fraîcheur, à la diversité et à la dignité dépend du revenu. L'épicerie n'est plus seulement un lieu d'achat : elle devient le reflet du milieu qui l'abrite. ## Une question de justice alimentaire L'épicerie n'est pas seulement un lieu d'achat, mais un miroir de notre rapport à la nourriture et à celles et ceux qui y accèdent. Quand certaines personnes sont obligées de faire leur épicerie au Dollarama pour trouver des produits à bas prix, tandis que d'autres se procurent des aliments biologiques dans des épiceries spécialisées, c'est une violence ordinaire qui se manifeste : elle révèle les injustices structurelles qui traversent l'accès à l'alimentation. La fragmentation du marché alimentaire est un enjeu politique : ce qui se retrouve sur les tablettes, ce qui est accessible et à quel prix, cela dépend d'un rapport de force où oligopoles et gouvernements pèsent lourd, tandis que les personnes qui produisent, qui travaillent dans les commerces et qui mangent disposent de bien peu de pouvoir. Ce rapport de force détermine la structure du marché et l'accès à la nourriture. Néanmoins, des alternatives existent : épiceries solidaires, coopératives alimentaires et épiceries publiques explorent des modèles qui redistribuent le pouvoir. Leur poids reste modeste face aux géants du marché, mais elles montrent qu'il est possible de repenser l'accès à l'alimentation comme un droit collectif. Pourtant, tant que le pouvoir restera concentré dans les mains de quelques « présidents [1] », l'alimentation demeurera une marchandise et les épiceries seront traversées par des injustices. Aux côtés des petits commerces de proximité, ces alternatives rappellent que reprendre la table, c'est refuser la résignation face à un oligopole qui contrôle le jeu et ses règles. C'est contester la logique d'exploitation qui détermine l'offre et façonne la demande en exigeant que l'accès à une alimentation adéquate, juste et durable soit garanti pour toustes. * * * [1] Au moment d'écrire ces lignes, tous les dirigeants des cinq principaux détaillants alimentaires au pays sont des hommes. Dimitri Espérance est fondateur et directeur général de Ti frais. Vanessa Girard-Tremblayest co-fondatrice de la coop de travail Estuaire. Photo : Rachel Cheng (鄭凱瑤)
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December 20, 2025 at 10:37 PM
Antisémitisme et fascisme dans l'actualité en Australie et au Chili.
La lecture de mon journal matinal a provoqué un profond désarroi au fond de moi. Que dire ? Au Chili, le peuple chilien a élu un président d'extrême droite proche du régime militaire du général Pinochet ; d'ascendance allemande, son père a combattu dans l'armée nazie au cours de la guerre 39-45). En Australie, un attentat contre des Juifs alors qu'ils.elles inauguraient la première flamme rituelle sur le hanoukia (chandelier traditionnel à neuf branches) pour la fête des lumières, Hanouka. Quel est le lien direct entre les deux événements ? Factuellement, aucun, mais les références idéologiques et politiques méritent considération. Les motifs précis des deux agresseurs (un père et son fils) en Australie ne sont pas encore très explicites et leur geste funeste soulève plusieurs questions ? Est-ce en lien avec l'opposition aux politiques et aux stratégies destructrices et colonisatrices du gouvernement de droite de Benyamin Netanyahou ? Est-ce en vertu d'un antisémitisme radical ? L'hypothèse de l'antisémitisme semble la plus probable. À cette étape-ci, nul ne peut affirmer une explication exhaustive, ce qui n'empêche pas le premier ministre israélien de récupérer ce drame à son avantage politique en affirmant qu'il s'agit d'une attaque antisémite, ce pour maquiller ses politiques jugées criminelles et honnies sur le plan international à l'égard de la Palestine. En réalité, toute forme d'agression contre des Juifs résulte souvent d'une discrimination fondée sur l'antisémitisme. Évidemment, on peut évoquer le même type de discrimination contre des chrétiens, des musulmans ou des bouddhistes en raison de leur croyance et/ou de leur origine ethnique. Au Chili, la dynamique diffère un peu. Le nouveau président, José Antonio Kast, se définit comme un catholique pratiquant, admirateur du général Pinochet, promoteur assumé de l'expulsion de 340 000 immigrant.e.s du Chili, apôtre de la loi et l'ordre en se présentant comme le champion de la lutte à la criminalité (celle des plus pauvres d'abord), aussi fervent promoteur de l'abolition du droit à l'avortement, même en cas de viol, de réduction de la taille de l'État et des politiques sociales (retraites, etc.) déjà déficientes au Chili, etc. Évidemment, il se proclame champion de l'économie et de réformes favorables aux grandes entreprises d'extraction. Ces positions sont explicites. Le lien entre les deux événements vient surtout d'une récupération démagogique en vertu d'une supposée menace des étrangers dans le pays comme boucs émissaires responsables de tous les maux, ce qui vaut pour Kast et Netanyahou ; ce dernier prétend que les Palestiniens sont la cause de tous les maux d'Israël. Dans l'Allemagne de l'avant-guerre, on a mobilisé la population par la propagande antisémite alors que les Juifs participaient à la société allemande sur tous les plans (sociaux, culturels, économiques et politiques). Les nazis mobilisaient l'opinion publique en présentant toujours les Juifs comme une menace à l'égard du peuple allemand. Une majorité d'Allemand.e.s a intégré cette menace et accepté le principe du rejet des Juifs. En évoquant constamment la menace des étrangers, on arrive aussi à réveiller le vieil antisémitisme qui sommeille souvent au fond des tiroirs de l'histoire. On peut penser à l'accusation des juifs ayant tué le Christ, à l'empoisonnement des puits par les juifs, à leur contrôle du monde capitaliste et des médias, etc. Une telle désinformation contribue à réveiller le vieil antisémitisme en dormance et à assimiler l'idée de la menace à l'urgence d'élire un chef qui prétend protéger le bon peuple supposément assailli par des ennemis mystérieux incarnés par les étranger.e.s ou … des Juifs. La philosophe Hannah Arendt, dans sa réflexion sur l'antisémitisme, a résumé ce sentiment de la menace comme source de l'antisémitisme fondé sur des opinions construites et non sur des faits. Elle réfère au philosophe Platon pour étayer son raisonnement en affirmant que « _c'est des opinions que procède la persuasion, mais non point de la vérité_ (Phèdre, 260) ; elle résume en affirmant que « _l'histoire elle-même est détruite, et sa compréhension - fondée sur le fait qu'elle est l'œuvre des hommes et peut donc être comprise par eux – est en danger si les faits ne sont plus regardés comme des composants et des parcelles du monde passé et présent, mais sont utilisés à tort afin de prouver telle ou telle opinion._ » Ces jours-ci, je peux vivre ma solidarité avec mes ami.e.s chilien.nes réfugiés au Québec en les accompagnement dans leur deuil suite à cette élection pour le moins hasardeuse et énigmatique, et avec mes ami.e.s juifs (étant moi-même un descendant de marranes) en allumant le hanoukia, cadeau reçu de la part d'un ami juif il y a plusieurs années. André Jacob, professeur retraité École de travail social UQAM Terrebonne, le 15 décembre 2025 ****** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG : ##### Abonnez-vous à la lettre
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December 19, 2025 at 10:34 PM
Éditorial – La stigmatisation des immigrant·es, une déshumanisation à combattre
Retour à la table des matières _Droits et libertés,_ automne 2025/hiver 2026 **Aurélie Lanctôt et Laurence Guénette, **respectivement membre du CA et coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés Au début du mois d'octobre, on apprenait que le ministre québécois de l'Immigration, Jean-François Roberge, songeait à limiter les prestations d'aide sociale aux demandeur·euses d'asile à une durée de neuf mois, en plus de sabrer l'aide aux familles et aux mineur·es non accompagné·es. Un mémoire présenté au Conseil des ministres détaillait d'autres économies de bouts de chandelle que l'on envisageait de réaliser sur le dos des demandeur·euses d'asile : accès réduit à l'aide juridique, aux titres de transport en commun, aux services de francisation. Des broutilles, en somme, à l'échelle du budget de l'État, mais qui procurent un soutien essentiel aux personnes qui s'installent ici, ce type de mesures contribuant directement à l'exercice de plusieurs de leurs droits et libertés. Le gouvernement Legault menace depuis plus d'un an de réduire progressivement le « panier de services » offert aux demandeur·euses d'asile, sous prétexte que le Québec ferait déjà plus que sa part en matière d'accueil. La stratégie est simple : on annonce des coupes dans les services pour envoyer un message à Ottawa et exiger une répartition soi-disant plus équitable des demandeur·euses d'asile à travers le Canada. De plus, on diminue les seuils d'immigration sur la base de la « capacité d'accueil », un concept flou, purement arbitraire et dépourvu d'assise empirique. Les mesures mises de l'avant par le ministre de l'Immigration repoussent les limites de la mesquinerie, d'autant plus que l'empressement à réduire le soutien offert aux personnes en demande d'asile survient à un moment singulier. En effet, pour les premiers mois de l'année 2025, on constate une baisse générale de leur nombre à l'échelle canadienne (données du ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale) et une diminution de 60 % des demandes d'aide sociale déposées par ces personnes. Qu'à cela ne tienne, on suggère de couper à la fois dans les mesures de soutien de première ligne et dans l'aide de dernier recours – ce qui représente un montant dérisoire pour l'État. Ces propositions, avant tout idéologiques, s'inscrivent en droite ligne avec la prolifération des discours anti-immigration, qui se sont intensifiés de manière frappante tout au long du dernier cycle électoral. Depuis 2022, les personnes immigrantes et demandeuses d'asile ont été blâmées sans relâche pour tous les maux de la société québécoise par le gouvernement Legault. L'idée que le Québec serait « trop généreux » envers elles a le dos large. On enfonce le clou à chaque occasion. On les a blâmées pour le manque de places en garderie, pour le « poids » qu'iels exercent sur l'ensemble des services publics, pour la pénurie de logements (en dépit de données démontrant que le manque de logements abordables est avant tout le résultat de décennies de politiques sur le logement indifférentes à la condition des ménages locataires), pour le recul du français, pour la hausse des signalements à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). On a poussé la note jusqu'à les pointer du doigt pour leur contribution aux accidents de la route ! En somme, on a dépeint ces personnes comme représentant une menace tant pour la prospérité et le bien-être de la population que pour les « valeurs québécoises », en particulier l'égalité et la laïcité. Il suffit d'un peu de recul historique pour constater que la stratégie n'est pas neuve. L'idée que les personnes immigrantes constituent une menace pour la paix et l'ordre social, pour les valeurs ou pour l'économie traverse l'histoire des politiques migratoires au Canada. Des immigrant·es « voleurs de jobs » d'hier aux familles immigrantes d'aujourd'hui qui « surchargent les services publics » et s'accaparent des logements, la continuité d'une même idéologie – marquée par le racisme et le sentiment de supériorité des sociétés occidentales – est claire. Or, ces discours sont d'une dangerosité extrême, parce qu'ils alimentent le racisme systémique – l'islamophobie en particulier – et banalisent ses manifestations, des plus frontales aux plus subtiles. Plus largement, ces discours accélèrent les reculs sur le plan des droits : on s'attaque d'abord aux plus vulnérables, puis on élargit – en invoquant la nécessité de défendre le « Nous » face à une menace extérieure (largement fantasmée et fabriquée). Les entorses aux droits des individus prennent alors des airs de vertu. À ce sujet, le tout récent projet de loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec (Projet de loi 1) est un cas d'école. Élaboré en l'absence de toute démarche démocratique, ce projet mal nommé prétend renforcer l'autonomie du Québec et affirmer les droits collectifs de la nation québécoise. Dans les faits, il a pour effet principal d'ébranler l'édifice des droits et libertés au Québec. Dans sa mouture actuelle, il subordonne les droits fondamentaux protégés par la _Charte québécoise_ au principe de « souveraineté parlementaire » alimentant le détournement idéologique qui consiste à faire croire que les droits des individus sont un obstacle à l'exercice démocratique, alors qu'ils constituent en réalité un rempart contre les dérives autoritaires. En plus de limiter la portée de la _Charte québécoise_ et de la déclasser dans la hiérarchie des lois du Québec, le projet entend confisquer un pouvoir considérable à la société civile, en empêchant une série d'organisations recevant des fonds publics de contester la constitutionnalité des lois portant sur les « caractéristiques fondamentales » du Québec. Ces dernières demeurent abstraites, à définir, selon le bon vouloir du législateur. En soi, c'est inquiétant, mais on devine aussi la teneur de ces « caractéristiques fondamentales » : elles se définissent surtout en opposition à un·e « Autre » dont il faudrait se protéger. En arrière-plan, ce discours est alimenté par une nouvelle vague d'austérité : puisque l'ensemble des ressources et des services se raréfient, peut-on vraiment se permettre de partager ? Là encore, la stratégie n'est pas neuve. Elle détourne l'attention des vraies causes des problèmes qui minent les conditions de vie de la population : le manque de logements abordables, la vie chère, l'érosion dramatique de l'égalité des chances dans l'éducation scolaire publique, le manque d'accès aux soins de santé publics de première ligne, l'insuffisance chronique et délibérée de l'aide de dernier recours… Au chapitre des attaques mesquines lancées contre les personnes immigrantes par la Coalition Avenir Québec (CAQ), plus rien n'étonne. En fait, il s'agit d'une stratégie éculée qui permet au parti de faire un maximum de gains politiques auprès de sa base pour un minimum de coûts, sans égard aux dommages causés. Le gouvernement de la CAQ stigmatise les personnes qui se trouvent souvent en situation de précarité – en nourrissant au passage la xénophobie, le racisme ordinaire et systémique, la discrimination – sans avoir trop à craindre une riposte par les urnes. La montée de la rhétorique anti-immigration, alimentée par le gouvernement actuel, s'inscrit dans un discours plus large qui tend à déshumaniser des personnes vulnérables et marginalisées. On parle des personnes immigrantes comme on parle des personnes en situation d'itinérance, ou de celles qui vivent avec des problèmes de santé mentale : avec un manque de considération pour leur dignité humaine et un mépris pour leurs droits. Or cela concerne chacun·e d'entre nous, car cette tendance à la déshumanisation est un symptôme de la dégradation des droits et libertés de tous·tes. L'article Éditorial – La stigmatisation des immigrant·es, une déshumanisation à combattre est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
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December 19, 2025 at 6:33 AM
Éditorial – La stigmatisation des immigrant·es, une déshumanisation à combattre
Retour à la table des matières _Droits et libertés,_ automne 2025/hiver 2026 **Aurélie Lanctôt** et **Laurence Guénette, **respectivement membre du CA et coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés Au début du mois d'octobre, on apprenait que le ministre québécois de l'Immigration, Jean-François Roberge, songeait à limiter les prestations d'aide sociale aux demandeur·euses d'asile à une durée de neuf mois, en plus de sabrer l'aide aux familles et aux mineur·es non accompagné·es. Un mémoire présenté au Conseil des ministres détaillait d'autres économies de bouts de chandelle que l'on envisageait de réaliser sur le dos des demandeur·euses d'asile : accès réduit à l'aide juridique, aux titres de transport en commun, aux services de francisation. Des broutilles, en somme, à l'échelle du budget de l'État, mais qui procurent un soutien essentiel aux personnes qui s'installent ici, ce type de mesures contribuant directement à l'exercice de plusieurs de leurs droits et libertés. Le gouvernement Legault menace depuis plus d'un an de réduire progressivement le « panier de services » offert aux demandeur·euses d'asile, sous prétexte que le Québec ferait déjà plus que sa part en matière d'accueil. La stratégie est simple : on annonce des coupes dans les services pour envoyer un message à Ottawa et exiger une répartition soi-disant plus équitable des demandeur·euses d'asile à travers le Canada. De plus, on diminue les seuils d'immigration sur la base de la « capacité d'accueil », un concept flou, purement arbitraire et dépourvu d'assise empirique. Les mesures mises de l'avant par le ministre de l'Immigration repoussent les limites de la mesquinerie, d'autant plus que l'empressement à réduire le soutien offert aux personnes en demande d'asile survient à un moment singulier. En effet, pour les premiers mois de l'année 2025, on constate une baisse générale de leur nombre à l'échelle canadienne (données du ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale) et une diminution de 60 % des demandes d'aide sociale déposées par ces personnes. Qu'à cela ne tienne, on suggère de couper à la fois dans les mesures de soutien de première ligne et dans l'aide de dernier recours – ce qui représente un montant dérisoire pour l'État. Ces propositions, avant tout idéologiques, s'inscrivent en droite ligne avec la prolifération des discours anti-immigration, qui se sont intensifiés de manière frappante tout au long du dernier cycle électoral. Depuis 2022, les personnes immigrantes et demandeuses d'asile ont été blâmées sans relâche pour tous les maux de la société québécoise par le gouvernement Legault. L'idée que le Québec serait « trop généreux » envers elles a le dos large. On enfonce le clou à chaque occasion. On les a blâmées pour le manque de places en garderie, pour le « poids » qu'iels exercent sur l'ensemble des services publics, pour la pénurie de logements (en dépit de données démontrant que le manque de logements abordables est avant tout le résultat de décennies de politiques sur le logement indifférentes à la condition des ménages locataires), pour le recul du français, pour la hausse des signalements à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). On a poussé la note jusqu'à les pointer du doigt pour leur contribution aux accidents de la route ! En somme, on a dépeint ces personnes comme représentant une menace tant pour la prospérité et le bien-être de la population que pour les « valeurs québécoises », en particulier l'égalité et la laïcité. Il suffit d'un peu de recul historique pour constater que la stratégie n'est pas neuve. L'idée que les personnes immigrantes constituent une menace pour la paix et l'ordre social, pour les valeurs ou pour l'économie traverse l'histoire des politiques migratoires au Canada. Des immigrant·es « voleurs de jobs » d'hier aux familles immigrantes d'aujourd'hui qui « surchargent les services publics » et s'accaparent des logements, la continuité d'une même idéologie – marquée par le racisme et le sentiment de supériorité des sociétés occidentales – est claire. Or, ces discours sont d'une dangerosité extrême, parce qu'ils alimentent le racisme systémique – l'islamophobie en particulier – et banalisent ses manifestations, des plus frontales aux plus subtiles. Plus largement, ces discours accélèrent les reculs sur le plan des droits : on s'attaque d'abord aux plus vulnérables, puis on élargit – en invoquant la nécessité de défendre le « Nous » face à une menace extérieure (largement fantasmée et fabriquée). Les entorses aux droits des individus prennent alors des airs de vertu. À ce sujet, le tout récent projet de loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec (Projet de loi 1) est un cas d'école. Élaboré en l'absence de toute démarche démocratique, ce projet mal nommé prétend renforcer l'autonomie du Québec et affirmer les droits collectifs de la nation québécoise. Dans les faits, il a pour effet principal d'ébranler l'édifice des droits et libertés au Québec. Dans sa mouture actuelle, il subordonne les droits fondamentaux protégés par la _Charte québécoise_ au principe de « souveraineté parlementaire » alimentant le détournement idéologique qui consiste à faire croire que les droits des individus sont un obstacle à l'exercice démocratique, alors qu'ils constituent en réalité un rempart contre les dérives autoritaires. En plus de limiter la portée de la _Charte québécoise_ et de la déclasser dans la hiérarchie des lois du Québec, le projet entend confisquer un pouvoir considérable à la société civile, en empêchant une série d'organisations recevant des fonds publics de contester la constitutionnalité des lois portant sur les « caractéristiques fondamentales » du Québec. Ces dernières demeurent abstraites, à définir, selon le bon vouloir du législateur. En soi, c'est inquiétant, mais on devine aussi la teneur de ces « caractéristiques fondamentales » : elles se définissent surtout en opposition à un·e « Autre » dont il faudrait se protéger. En arrière-plan, ce discours est alimenté par une nouvelle vague d'austérité : puisque l'ensemble des ressources et des services se raréfient, peut-on vraiment se permettre de partager ? Là encore, la stratégie n'est pas neuve. Elle détourne l'attention des vraies causes des problèmes qui minent les conditions de vie de la population : le manque de logements abordables, la vie chère, l'érosion dramatique de l'égalité des chances dans l'éducation scolaire publique, le manque d'accès aux soins de santé publics de première ligne, l'insuffisance chronique et délibérée de l'aide de dernier recours… Au chapitre des attaques mesquines lancées contre les personnes immigrantes par la Coalition Avenir Québec (CAQ), plus rien n'étonne. En fait, il s'agit d'une stratégie éculée qui permet au parti de faire un maximum de gains politiques auprès de sa base pour un minimum de coûts, sans égard aux dommages causés. Le gouvernement de la CAQ stigmatise les personnes qui se trouvent souvent en situation de précarité – en nourrissant au passage la xénophobie, le racisme ordinaire et systémique, la discrimination – sans avoir trop à craindre une riposte par les urnes. La montée de la rhétorique anti-immigration, alimentée par le gouvernement actuel, s'inscrit dans un discours plus large qui tend à déshumaniser des personnes vulnérables et marginalisées. On parle des personnes immigrantes comme on parle des personnes en situation d'itinérance, ou de celles qui vivent avec des problèmes de santé mentale : avec un manque de considération pour leur dignité humaine et un mépris pour leurs droits. Or cela concerne chacun·e d'entre nous, car cette tendance à la déshumanisation est un symptôme de la dégradation des droits et libertés de tous·tes. L'article Éditorial – La stigmatisation des immigrant·es, une déshumanisation à combattre est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
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December 19, 2025 at 6:32 AM
Nouveau numéro : Fiertés et résistances
caption id="attachment_22313" align="alignleft" width="394"][ Illustration : Isadora-Ayesha Lima[/caption] ## **Nouveau numéro ! ** Hiver 2025 / Printemps 2026 Au Québec comme ailleurs, dans un contexte de montée de l'extrême droite, les attaques contre les droits des personnes queer et LGBTQ+ se multiplient - menaçant parfois leur existence même. Elles s'intriquent à d'autres formes d'oppression, entraînant des expériences particulières de stigmatisation, notamment pour les personnes migrantes et/ou racisées. Ainsi, sur plusieurs fronts, des luttes se poursuivent. Un regard critique s'impose sur de prétendues avancées des droits LGBTQ+, qui n'en sont pas toujours. L'homo ou le fémo nationalisme et le _pinkwashing_ doivent être compris à l'aune des logiques impérialiste, raciale et capitaliste qui se trouvent à leur racine, pour être contrés. En dépit de l'instrumentalisation à des fins politiques des luttes et revendications des mouvements, joie et inspiration émergent dans des espaces de mémoire, de partage, de création et de libération. Le recul des droits des un·es étant toujours le recul des droits des tous·tes, nous espérons que ce dossier non seulement vous informe sur ces enjeux, mais surtout qu'il nourrisse de nouvelles solidarités. Bonne lecture ! Table des matières * * * ## Procurez-vous la revue _Droits et libertés_ ! **Membre** Devenez membre de la LDL et recevez les **deux numéros** de _Droits et libertés_ gratuitement chaque année ! **Achat** Numérique (PDF) : **8 $ **Imprimée incluant livraison : **11 $** incluant les frais de poste **Abonnement** Abonnez-vous à deux numéros : **15 $** pour un abonnement individu ou **30 $** pour un abonnement organisation. * * * _* Les articles sont mis en ligne de façon régulière. *_ ### **Dans ce numéro** #### Éditorial La stigmatisation des immigrant·es, une déshumanisation à combattre _Aurélie Lanctôt Laurence Guénette_ #### Chroniques ##### Un monde sous surveillance À Ottawa, un empilage inquiétant de projets de lois _Anne Pineau_ ##### Le monde de l'environnement Loi C-5 : quelles conséquences pour la démocratie, l'État de droit et l'environnement ? _Me Ann Ellefsen_ ##### Ailleurs dans le monde Los Angeles : une population migrante persécutée _Johannes Prins _ _Mélisande Séguin_ ##### Un monde de lecture Incursion en Iran au cœur d'un mouvement féministe _Catherine Guindon_ ### **Dossier principal** Fiertés et résistances #### Présentation Fiertés et résistances _Delphine Gauthier-Boiteau Stéphanie Mayer_ #### Dossier Défendre les droits LGBTQ+ comme droits humains _Diane Lamoureux_ _Pinkwashing_ : pas de quoi être fièr·es ! _Entretien avec Zev Saltiel_ _Propos recueillis par_ _Charlotte Vallée Gagnon_ Brève histoire de la construction juridico-politique d'un État straight _Djemila Carron_ _Laurence Gauvin-Joyal_ Droits des personnes trans : quelles avancées ? _Léo Lecomte_ Trans sous attaque _Céleste Trianon_ La libération transféministe commence là où le pouvoir des médecins finit _Judith Lefebvre_ Enjeux LGBTQ+ : une panique morale qui se sent dans les écoles _Alexis Graindorge_ _Amélie Charbonneau_ _Olivier Vallerand_ _En prison, où devraient aller les personnes transgenres ? Samuel Bernard_ À quand la reconnaissance des familles pluriparentales au Québec ? _Sophie Parent_ _Kévin Lavoie_ Au service des personnes LGBTQ+ migrantes _Entretien avec Josu Otaegi Alcaide_ _Propos recueillis par Catherine Caron_ Réalités afroqueers au Québec _Fabrice Nguena_ Épidémie de VIH/sida et homophobie en Afrique de l'Ouest et du Centre _Christian Djoko Kamgain_ Pour ne pas retourner dans le placard _Entretien avec Lise Moisan_ _Propos recueillis par Diane Lamoureux_ Archives gaies du Québec : le désir d'évoluer avec son temps _Iain Blair_ Mes Pants de Queer : un espace de mobilisation et de mémoire _Antoine Vogler_ Regard sur la conférence « Towards Trans Joy and Justice » _Belen Blizzard_ _Mar Ibrahim_ * * * ## Reproduction de la revue L'objectif premier de la revue _Droits et libertés_ est d'alimenter la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Ainsi, la reproduction totale ou partielle de la revue est non seulement permise, mais encouragée, à condition de mentionner la source. * * * L'article Nouveau numéro : Fiertés et résistances est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
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December 18, 2025 at 12:27 PM
Fiertés et résistances : présentation du dossier
Retour à la table des matières _Droits et libertés,_ automne 2025/hiver 2026 ## Fiertés et résistances **Delphine Gauthier-Boiteau et Stéphanie Mayer** , membres du CA de la Ligue des droits et libertés Ce dossier paraît dans un contexte de précarisation des droits humains des personnes qui dérogent à l'ordre hétérocisnormatif. Ce terme, issu des études queers, éclaire la manière dont les rapports de pouvoir normant les sexualités, les genres et les corps des personnes s'imbriquent avec d'autres systèmes de domination – notamment le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme racial. Autrement dit, l'« hétérocisnormativité » correspond à un système reposant sur un ensemble normatif qui se rattache à l'expression du sexe, du genre et des désirs. Les règles de conduite implicites ou explicites qui en découlent, en ce qu'elles fixent les contours du normal et de l'anormal, sont intimement liées aux structures sociales, aux institutions ainsi qu'aux rapports de domination et aux régimes de pouvoir qui les traversent. C'est à partir de ce cadre que ce dossier aborde l'existence, la réalisation et la mise à mal des droits des personnes qui dérogent à ces normes, se prenant en plein visage, dans leur corps et leur cœur, le ressac actuel. Vous constaterez la diversité des termes employés dans les textes – « queer », « gais et lesbiennes », « LGBTQ+ », « LGBTQIA2S+ » – pour aborder ces enjeux de droits. Notre comité éditorial a choisi de respecter la volonté des auteur·ices à cet égard et de conserver ces expressions auto-identificatrices variées, même si elles ne sont pas interchangeables. Au Québec, évoquer un ressac contre les droits humains LGBTQ+ n'a rien d'exagéré. Malgré des avancées aussi imparfaites que significatives, les droits obtenus ont permis aux personnes dissidentes des normes hétérocisnormatives de gagner en dignité, de se sentir respecté·es et même d'exister avec fierté, peut-être, l'espace d'un moment. Nous assistons à une montée de l'extrême droite et à un glissement faisant en sorte que des idées fascisantes deviennent ou redeviennent plus acceptables au sein de la population. Les personnes LGBTQ+ figurent parmi les premières cibles des discours ultraconservateurs, nationalistes et masculinistes produisant des paniques morales dont les personnes migrantes, racisées, pauvres, vivant avec des enjeux de santé mentale ou un handicap font aussi les frais. Le cadre hétérocisnormatif proposé plus haut est utile pour comprendre comment la précarisation des droits des personnes LGBTQ+ se déploie dans un contexte plus large de politiques autoritaires qui font reculer les droits des minorités, quelles qu'elles soient. En filigrane de cette droitisation se profilent les désastres amorcés et à venir liés à une crise écologique reposant sur la « colonialité du pouvoir », comme le conceptualise le sociologue péruvien Aníbal Quijano, c'est-à-dire sur l'imposition d'un pouvoir voulant toujours aller au-delà et en dehors de lui-même. Notre cadrage hétérocisnormatif rappelle ainsi l'imbrication de l'impérialisme, de la suprématie blanche, du patriarcat, du capitalisme racial et une organisation sociale dont les logiques extractives, expansives et binaires sont reproduites. ### Des droits humains à défendre On constate au Québec, ces dernières années, l'adoption de lois bafouant les principes des droits humains et les protections prévues dans les chartes canadienne et québécoise. L'importante dégradation des conditions socio-économiques de vie des personnes menace directement les droits humains qu'il faut toujours concevoir comme étant indivisibles et interdépendants. Sous la gouverne de François Legault, soulignons l'adoption de dispositions législatives – trop souvent sous bâillon – attentant directement aux droits, en plus du recours répété aux clauses dérogatoires. Cette approche culmine avec le projet de loi 1 (PL1), déposé le 9 octobre 2025, qui prétend imposer une « Constitution » du Québec sans processus constituant et qui affaiblit les droits et libertés sous prétexte de souveraineté parlementaire. Le PL1 constitue une attaque frontale des contre-pouvoirs (judiciaires, communautaires, syndicaux, organismes indépendants, etc.) qui permettent de se prémunir des dérives autoritaires. Au regard de l'État québécois, l'article de Léo Lecomte explique bien que la réponse caquiste au « jugement Moore » n'est pas si positive qu'on l'imagine et que le gouvernement actuel continue de prendre des décisions à l'encontre des droits des personnes trans. Les possibilités pour les personnes queers de faire famille autrement sont entravées par la non-reconnaissance de la pluriparenté, affirment pour leur part Sophie Parent et Kévin Lavoie. Les politiques menées ont des conséquences bien concrètes sur les corps et la sécurité des personnes, qu'il s'agisse des personnes trans incarcérées, comme l'aborde Samuel Bernard, ou de celles luttant pour l'accès aux soins de santé, la démédicalisation et le respect de l'autonomie corporelle, comme en traite Judith Lefebvre. Certains textes du dossier adoptent le cadre des droits LGBTQ+ pour réfléchir sur les appropriations libérales de certaines revendications, de même que sur la mobilisation et l'instrumentalisation de discours féministes et queers par des groupes nationalistes. Zev Saltiel discute du _pinkwashing_ qui tapisse la propagande de l'État d'Israël dans le contexte du génocide du peuple palestinien. Diane Lamoureux montre comment l'homo et le fémo nationalismes entraînent d'importantes dérives au sein des mouvements LGBTQ+, tandis que Laurence Gauvin-Joyal et Djemila Carron rompent avec la rhétorique libérale canadienne, en dévoilant ce qui se cache sous le couvert du libéralisme et conduit à la reproduction d'un État _straight_. Dans le contexte de droitisation actuel, Céleste Trianon décrit une partie de la nébuleuse des groupes actifs contre les personnes trans au Canada ainsi que leurs allié·es, documentant les attaques et les luttes menées sur le front juridique. En ce qui concerne les jeunes, prenant appui sur un récent rapport du Groupe de recherche en intervention sociale de Montréal, Alexis Graindorge, Amélie Charbonneau et Olivier Vallerand apportent une compréhension empirique de ce qui se joue dans les écoles et décrivent les effets du déplacement à droite des discours sur les diversités de genre et les sexualités. Dans un entretien, Josu Otaegi Alcaide met en exergue les réalités de personnes migrantes au Québec, plusieurs fuyant les persécutions subies dans leur pays d'origine en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Christian Djoko Kamgain témoigne de la criminalisation et de la stigmatisation des personnes appartenant à la diversité sexuelle en Afrique de l'Ouest et du Centre, qui compromettent l'efficacité des réponses à l'épidémie de VIH/sida. L'article de Fabrice Nguena brosse un portrait des personnes queers d'origine africaine ou afro-descendantes, proposant un devenir afroqueer. D'ailleurs, nombre de textes du dossier font écho à la nécessité de se rassembler pour créer des présents et des devenirs autres. Des espaces physiques sont mis en place autour du besoin de (re)connaître la mémoire militante, les résistances passées et les personnes qui les ont portées. Les textes d'Iain Blair des Archives gaies du Québec et d'Antoine Vogler de la librairie Mes Pants de Queer témoignent de la puissance des solidarités émergeant dans ces lieux grâce aux personnes qui leur donnent vie et qui y participent, établissant des ponts entre le passé et l'avenir. De manière similaire, le projet précurseur de la Maison des RebElles, dont nous parle Lise Moisan en entrevue, montre comment les solidarités lesbiennes et entre femmes permettent d'éviter le risque de retours dans le placard aux personnes vieil-lissantes devant changer de résidence. Puis, relatant l'expérience qu'a constituée l'organisation de la conférence « Toward Trans Joy and Justice », Belen Blizzard et Mar Ibrahim réfléchissent aux espaces éphémères contribuant à l'émergence de savoirs non académiques et à l'expression d'un pouvoir de création, de résistance et de libération. ### Souhaits de solidarités à incarner Nous chérissons le souhait que les sujets abordés dans les différents textes instruisent sur des enjeux peut-être méconnus et sensibilisent à des réalités nouvelles présentées dans toute leur complexité. Nous espérons aussi qu'ils toucheront les cœurs, incitant à faire un pas de côté, pour accueillir les différences et la pluralité, pour aimer véritablement. Mais aussi, qu'ils témoigneront de la nécessité d'une convergence, de l'impératif de ne pas penser en vase clos (ce qui s'observe sur divers fronts) et de l'étendue des solidarités à bâtir, à incarner et à porter. Voilà le socle de nos aspirations solidaires, actuelles et à venir. En dépit des multiples luttes à mener et des menaces de toutes parts, nous sommes convaincues que les solidarités politiques contre les forces réactionnaires – et la fierté d'agir collectivement qu'elles procurent – sont les seules voies d'avenir pouvant nous conduire vers des mondes de demain plus vivables. __ L'article Fiertés et résistances : présentation du dossier est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
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December 18, 2025 at 12:27 PM
Le sermon de Amir !
À la veille de la diffusion officielle du documentaire Le serment d'Hippocrate de Nadia Zouaoui le 12 décembre, puis sur Ici Télé le 8 janvier prochain, une question lourde d'enjeux politiques et humains s'impose avec une acuité douloureuse. Comment une société qui se dit ouverte et soucieuse du bien commun peut-elle accepter que des médecins formés ailleurs et déjà prêts à soigner soient tenus à l'écart d'un système de santé qui manque cruellement de bras et d'esprits compétents ? Le Québec accepte 8% de médecins formés à l'étranger alors que l'Ontario en accueille 31%. Au Canada, le Québec est la province qui intègre le moins ces médecins venus d'ailleurs. Ce contraste n'est pas seulement un chiffre. Il est le révélateur d'une attitude institutionnelle qui entretient l'impression d'une discrimination systémique vécue par des praticiens pourtant qualifiés et désireux de contribuer. Ces femmes et ces hommes arrivent avec des années d'expérience, souvent dans des contextes médicaux exigeants, mais ici leur parcours est suspendu. Leurs diplômes sont reconnus, puis on leur impose un nouveau passage par des formations, des périodes d'adaptation et une quantité d'étapes qui s'allongent jusqu'à devenir décourageantes. Le documentaire de Nadia Zouaoui suit quatre de ces médecins. Deux d'entre eux ouvrent les portes de leur vie quotidienne et montrent sans fard les effets de cette situation sur leurs familles. On y voit l'attente, le doute, mais aussi une incroyable persévérance. Le film fait tomber les masques administratifs et rappelle que derrière chaque dossier il y a un être humain en suspens et des citoyens privés de soins. Au cœur du récit, les interventions du Dr Amir Khadir frappent par leur lucidité. Médecin, ancien député, ancien porte-parole de Québec Solidaire, figure de l'engagement social, il met des mots précis sur un malaise que l'on appréhendait sans toujours oser le nommer. Pour lui, la racine du problème n'est pas strictement technique. Elle n'est pas seulement dans les formulaires ni dans les examens à repasser. Elle se trouve dans la volonté politique. Une volonté absente, hésitante ou fragmentée. Les gouvernements successifs auraient pu simplifier l'accès à la pratique médicale, alléger des processus qui n'en finissent plus, réformer un système de sélection devenu trop lourd. Ils auraient pu, mais ils ne l'ont pas fait. Le réseau québécois souffre. Les urgences débordent. Les listes d'attente s'allongent. Les régions éloignées cherchent encore désespérément des médecins de famille. On répète depuis des années qu'il faut attendre que les cohortes d'étudiants finissent leur parcours. Mais le temps d'attente pèse lourd sur la population déjà fragilisée. Et ce paradoxe demeure. Des médecins formés à l'étranger vivent ici, prêts à contribuer, parfois installés depuis des années, mais ils ne peuvent pas exercer. Il faut préciser une idée qui apporte nuance et crédibilité au débat. Employer davantage de médecins formés ailleurs et viser au moins le taux de l'Ontario ne réglera pas tous les problèmes du système de santé. Personne ne croit qu'une seule mesure peut tout transformer. Mais cette décision ferait partie d'un ensemble de gestes nécessaires pour améliorer l'accès aux soins et offrir à la population un réseau plus fluide et plus humain. On ne résout pas un système entier avec un seul levier. On amorce cependant un changement réel en actionnant les leviers qui sont disponibles maintenant. On ressort du documentaire avec une sensation persistante, presque amère. Pourquoi choisir la complexité quand la simplicité est possible. Pourquoi maintenir des labyrinthes institutionnels alors que l'urgence de soigner saute aux yeux. La question devient une sorte de refrain intérieur, une interrogation qui dépasse la technique et touche au sens même de la gouvernance. Autrefois, les médecins, les guérisseurs parcouraient montagnes et vallées, d'une contrée à l'autre, pour offrir leurs services à ceux qui en avaient besoin. Aujourd'hui les médecins traversent des océans pour offrir leur savoir. Ce ne sont plus les distances qui les freinent, mais une architecture de règles qui se referme sur eux, tantôt trop prudente, tantôt trop rigide, souvent marquée d'un corporatisme qui ne dit pas son nom. La médecine n'est pas seulement une discipline. Elle est devenue un espace qu'on protège comme un territoire privé. Un gâteau qu'on ne veut pas trop partager. Dans le film, Amir Khadir lance une phrase qui expose à elle seule un malaise profond. « * À quoi bon gagner quatre cent mille dollars par année, et parfois jusqu'à un million pour certains médecins, si l'on n'a même pas le temps d'en profiter ?* ». Dans cette interrogation se trouvent le praticien, le citoyen et l'homme solidaire. On y entend aussi un sermon que toute la corporation médicale gagnerait à méditer et si possible, incarner. En sortant de l'avant première du film de Nadia Zouaoui, je revoyais défiler certains moments marquants, notamment cette première scène où un médecin algérien lit la lettre du Collège des médecins. Les premières lignes laissaient croire à une bonne nouvelle, puis les dernières qu'il n'avait pas besoin de lire pour comprendre qu'elles refermaient brutalement la porte à une carrière en médecine au Québec. Karim Laribi, aurait pu être devenir un excellent comédien tant son visage exprime à la fois la retenue, le désarroi et l'absurdité de la situation de tous ces médecins déçus. Le Dr Karim Laribi a fini par devenir enseignant au cégep après avoir consacré plus de cinq années à tenter de franchir les étapes imposées par le Collège des médecins du Québec. Il a passé les examens, cherché en vain un stage de résidence, multiplié les démarches sans jamais obtenir la porte d'entrée qu'il espérait. La Dre Daniela Pujol, anesthésiste d'Argentine forte de quinze ans d'expérience, a dû prendre une tout autre direction. Faute de pouvoir exercer ici, elle s'est engagée avec Médecins sans frontières Canada, acceptant des missions dans des régions à haut risque et menant une vie loin de son mari québécois. Le Dr Gilles Carruel, médecin français cumulant trois décennies de pratique, a lui aussi fini par renoncer aux longues attentes et aux embûches administratives qui se succédaient. Il exerce désormais en Martinique, bien qu'il conserve un pied à terre au Québec où il aurait souhaité poursuivre sa carrière. Quant à la Dre Fernanda Pérez Gay Juarez, médecin d'origine mexicaine et détentrice d'un doctorat en neurosciences de l'Université McGill, elle a réussi à devenir psychiatre. Forte de son parcours, elle a choisi de soutenir d'autres médecins issus de l'immigration et de les accompagner dans ce labyrinthe de procédures qui empêche trop souvent des talents essentiels de rejoindre le réseau québécois. Mais ce sont les toutes dernières images du film qui ont fait naître en moi une question insistante. Pourquoi un homme de l'envergure d'Amir Khadir, dont les interventions donnent au documentaire sa force et sa cohérence, pourquoi cet homme n'est il pas notre ministre de la Santé. Pourquoi ne pas confier cette responsabilité à quelqu'un qui possède une vision politique comparable à celle des premiers artisans du système de santé solidaire et universel, quelqu'un qui connaît le réseau de l'intérieur, qui perçoit ses failles, ses besoins et l'épuisement de ceux qu'il devrait soutenir. Aucune réforme profonde ne peut naître sans volonté politique. Cette volonté se manifeste souvent lorsque l'opinion publique s'éveille et refuse de rester silencieuse. Le documentaire ne se limite pas à informer. Il met en lumière une évidence que l'on ne peut plus repousser. Rien ne changera si nous n'exigeons pas que cela change. Rien ne s'améliorera tant que nous accepterons une complexité inutile qui bloque des médecins compétents et prive des citoyens de soins dont ils ont besoin maintenant. Le film se termine sur l'appel d'Amir Khadir adressé au ministre de la Santé Christian Dubé. Même s'ils ne partagent pas la même famille politique, Amir le décrit comme un homme honnête. Mais l'honnêteté en politique, si elle ne repose pas sur du courage et une réelle volonté d'agir, elle n'a aucun sens. *Mohamed Lotfi* 11 décembre 2025 PS : Comme aujourd'hui, un 11 décembre, il y a exactement 36 ans, j'ai fait mon entrée en prison pour tendre un micro de radio. Cela m'a permis, pendant 35 ans, de voler une quantité phénoménale de temps au profit de ceux qui en étaient prisonniers. J'avais l'intention d'accoucher d'un texte pour souligner cette date anniversaire. Mais la projection du film de Nadia m'a accaparé. Je vous laisse sur ce lien. C'est la toute dernière émission Souverains anonymes, tournée en mars 2025. https://www.youtube.com/watch?v=bmCKc9ryXlg Et ce court document réalisé par Nadia Zouaoui, il y a 14 ans, sur Souverains anonymes : https://youtu.be/GkNzgpta8xw Facebooke : https://www.facebook.com/mohamed.lotfi.90410/posts/pfbid02YA1oofZsT14riaFpB7ySLjthY26PWesFddR31YQZicYwAPvNGaxuohdAf9zpThS7l?locale=fr_CA ***** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. 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December 17, 2025 at 12:21 PM
La « Gen Z » face à la corruption du monde
Avez-vous remarqué ce drapeau de pirate qui flotte aux quatre coins du monde et sert d'étendard aux peuples en révolte ? Madagascar, Maroc, Népal, Pérou… Alors que l'impuissance domine en Europe occidentale, la vitalité des insurrections récentes de la “Génération Z” élargit l'horizon. Cartographie et analyse de révoltes qui font vaciller les pouvoirs. Tiré de Terrestres La revue des écologies radicales 9 décembre 2025 Par Alain Bertho Une tête de mort coiffée d'un chapeau de paille : ce curieux drapeau « Jolly Roger », emprunté au manga _One piece_ , flotte désormais sur des foules en colère (1). En octobre 2025, il est devenu le symbole de la « Génération Z », autoproclamée Gen Z, dans les rues de Lima, Antanarivo, Jakarta, Mexico, Manille, Katmandou, Marrakech et … Paris le 18 octobre. Symbole générationnel, il est le premier drapeau international à être ainsi brandi depuis 20 ans. Le drapeau arc en ciel, symbole de paix apparu au début du siècle au sein du mouvement altermondialiste, avait été depuis longtemps troqué pour le drapeau national lors des soulèvements du printemps arabe (2011) et des places occupées (2011-2014), comme lors des soulèvements de 2018-2019 – à commencer par celui des Gilets Jaunes en France. Le drapeau national, toujours présent, est aujourd'hui complété par ce trait d'union planétaire qui proclame des exigences communes. **Enfants pirates de la Matrice** Le nom de Génération Z n'est pas né dans la rue mais trouve son origine dans la sphère médiatico-managériale (2). Suivant les « génération X et Y » et précédant la « génération Alpha », démographiquement définie comme née entre 1997 et 2010, elle serait la première génération « nativement digitale », née et élevée dans un monde numérique infiniment plus prégnant qu'il y a seulement quinze ans (3). Ce constat est factuellement juste. Rappelons que depuis la naissance du World Wide Web en 1991, du SMS en 1992, du smartphone Ibm en 1994 et de l'IPhone en 2007, la croissance de la toile a été exponentielle. Nous sommes passés de 1 million d'ordinateurs connectés en 1992 à 36 millions en 1996, 370 millions au tournant du siècle, et plus de 5 milliards aujourd'hui. Durant ces 25 années, alors le nombre d'ordinateurs connectés est multiplié par 15, le téléphone portable a supplanté ces derniers dans les usages personnels d'Internet… et dans le nombre d'appareils. Les estimations sur le parc mondial actuel oscillent entre 8,5 milliards et 7,1 milliards, contre 3,7 milliards en 2016. Ils représentent plus de 60 % du trafic Web mondial, allant jusqu'à 90 % dans des pays sous équipés comme le Soudan, la Libye, la Syrie ou le Tchad (4). La « Matrice », née dans l'imagination de deux réalisatrices visionnaires en 1999 (5), semble devenue réalité. Ne sommes-nous pas aujourd'hui confronté·es à un univers numérique qui capte les flux financiers comme nos rêves, nos désirs de résistance comme la surveillance policière, machine globale d'information et de désinformation, de promotion de soi manipulée par des algorithmes, de production d'images irréelles dans un monde où les ruines progressent, notamment en raison des besoins énergétiques exponentiels de la gestion des données ? L'Agence internationale de l'énergie prévoit un doublement des besoins d'électricité des Data Centers avec la progression de l'IA. Comme dans le film de 1999, la Matrice se nourrit de la destruction de la planète et de son humanité. L'une des spécificités démographiques de la Génération Z est bien d'être née dans un monde déjà dominé par la Matrice et d'avoir été biberonnée par les portails offerts à chacune et chacun que sont les déjà vieux Facebook (2004), YouTube (2005), X (ex-Twitter 2006), mais aussi des portails plus récents comme Instagram (2010), Snapchat (2011), Tiktok, Telegram (2014) et Discord (2015). Animation Matrix. Wikimedia. Mais ce constat ne nous dit rien du rapport de cette génération au monde social et à son avenir. Pourquoi imaginer qu'elle serait plus prisonnière de la Matrice que celles qui l'ont précédée ? Comme dans le film de 1999, et depuis vingt ans au moins, la résistance articule l'action au sein du monde numérique et l'action rematérialisée, celle des corps eux-mêmes libérés de la toile digitale. Le développement des liaisons numériques a accompagné toutes les grandes révoltes du siècle. Les photos des voitures brulées circulaient comme des trophées sur Skyrock en 2005 (6). En 2008, Twitter a été mis en vedette pour son usage au sein de la contestation de masse des élections présidentielles de juin en Iran. En 2011, les jeunes Tunisien·es ont prouvé comment la censure d'Internet par Ben Ali avait fait d'eux des experts en cyber-résistance. Le partage des images a été un élément de poids dans le printemps arabe (7). Depuis lors, quelle mobilisation peut se passer d'une présence en ligne, de compte Facebook ou Instagram ? (8) À cette longue antériorité s'ajoute une expérience biographique. Voici une génération entrée dans la vie adulte dans la confrontation à une pandémie universelle, à un retour dramatique de la matérialité vitale de l'humanité et de sa fragilité. Cette génération COVID a fait l'expérience du contrôle policier universel des corps, des relations sociales enfermées dans les écrans. Comment s'étonner, dans ces conditions, que la marque politique brandie par la Gen Z soit le _Jolly Roger_ de _One Piece_ ? C'est peut-être l'indice de sa capacité universelle de détourner ces portails numériques au profit d'une résistance qui prend corps dans la rue, dans l'espace public matériel de la politique. Philippines, septembre 2025. Wikimedia. Comment penser qu'une telle génération connectée n'aurait pas vent de ce qu'on dit ou écrit sur elle ? La voici donc qui, d'un continent à l'autre, s'approprie le vocabulaire objectivant des commentaires de celles et ceux qui l'observent comme des entomologistes observent des insectes en laboratoire. Tels les révoltés des Pays Bas en 1566 traités de « Gueux » par la royauté espagnole, elle retourne le stigmate et revendique l'étiquette qu'on lui a accolée. La voici qui brandit son nom comme une subjectivité politique pirate symbolisée par le manga le plus lu au monde, apologie universelle d'une piraterie de justice sociale. Nous y reviendrons. **➤ Lire aussi** |L'effondrement a commencé. Il est politique・Alain Bertho (2019) **Le message singulier des révoltes** Les mobilisations de l'auto-nommée Gen Z marquent une étape singulière dans le message que portent les révoltes des peuples depuis 25 ans9. Elle s'affirme comme un acteur politique apartisan et exigeant, promoteur de mobilisations, porteur de principes de vie commune. La Génération Z émerge comme symbole d'un nouveau cycle de confrontation des peuples et des pouvoirs. Elle se pense comme telle : l'adoption du nom et de la bannière affirme une culture et une subjectivité commune, une communauté de révolte. La circulation des informations, des images et des symboles construit une dynamique de propagation. Les jeunes Marocain·es de 2025 ont l'exemple du Népal en tête comme Aminatou, Bewdo et Khouma me faisaient part à Dakar en 2011 de leur souhait de faire aussi bien que les jeunes Tunisien·nes (10). De la même façon, en 2019, le port du Gilet jaune avait fait école en Belgique, au Royaume Uni, en Allemagne, en Afrique du Sud, au Canada, en Irak, dans une trentaine de pays au total. Sauf en Égypte ou le gouvernement avait interdit préventivement la vente de gilets aux particuliers. Caractérisée par ses modes d'organisation numériques et horizontaux et l'usage notamment de la plateforme Discord, la Gen Z ne se mobilise pas prioritairement en réaction à des évènements tels que ceux qui ont déclenché émeutes et soulèvements depuis 20 ans comme la mort d'un jeune ou la hausse des prix des transports ou du carburant. Ses mobilisations portent sur des principes de gouvernement et ce qu'elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l'austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l'effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital. Peu porteuse, dans l'état actuel des choses, d'une alternative constituante, elle se manifeste d'abord par la soudaineté des révoltes et par son efficacité dégagiste. Népal, septembre 2025. Wikimedia. **Sri Lanka, Bangladesh, Népal, Madagascar : un dégagisme expéditif** Depuis 20 ans, combien de soulèvements ont mis à bas le pouvoir en place ? Trois en 2011 (Tunisie, Égypte et Libye), un en 2014 (Ukraine), deux en 2019 (Chili et Soudan). En trois ans, depuis 2022, quatre cheffes et chefs de gouvernement ont dû prendre la fuite en urgence face à la mobilisation de la rue : le président srilankais, la première ministre bengali, le premier ministre népalais et le président malgache. Il n'a fallu que quelques semaines aux manifestations de « l'Aragalaya » (la lutte), pour mettre en fuite le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa. La lourde répression des premières manifestations contre les pénuries n'a fait que renforcer la révolte. Le blocage des réseaux sociaux a été contourné par une jeunesse virtuose d'une technologie dans laquelle elle a grandi et notamment de l'usage de VPN. Le 9 juillet 2022, l'occupation du palais présidentiel à Colombo signe la fin de la domination de la famille Rajapaksa. Car les pénuries, la dette publique qui ont fait suite à la gestion du Covid sont entièrement mis au compte d'une dynastie dominant la vie politique du pays depuis la fin de la guerre civile en 2009. Le président Gotabya Rajapaska est le frère d'un ancien président, Mahinda, devenu son premier ministre. Leur autre frère, Basil, était ministre des finances. À l'accaparement du pouvoir politique s'ajoutent les pratiques de corruption massive d'une famille qui a mis les intérêts de l'État au service de ses intérêts patrimoniaux. La crise met en avant la coalition de gauche National People's Power (NPP), créée en 2019, qui gagne haut la main les législatives de 2024. La Gen Z se mobilise contre ce qu'elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l'austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l'effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital. Deux ans plus tard, ce n'est pas la corruption mafieuse qui met le feu au Bangladesh, mais la mise en place d'un système préférentiel de recrutement de la fonction publique au profit de ce qui apparaît comme un clan. Le système des quotas instauré au profit des vétérans de la guerre d'indépendance et de leurs descendants avait été aboli en 2018. Sa restauration par décision de la Cour suprême le 5 juin 2024 génère immédiatement une mobilisation étudiante. Le « Mouvement étudiant anti-discrimination » lance alors le « blocus du Bangladesh ». La suspension provisoire de la réforme par la Cour d'Appel le 10 juillet ne fait que renforcer la détermination du mouvement. Dans les jours qui suivent, la répression est violente, faisant une centaine de morts. Internet est coupé. La prise d'assaut du palais gouvernemental provoque la fuite en Inde de la première ministre Sheikh Hasina en poste depuis 15 ans et le basculement de l'armée du côté du soulèvement. La « Révolution de la mousson » met ainsi fin au règne de la Ligue Awami, cheville ouvrière de l'indépendance. Le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est nommé Premier ministre par intérim. Bangladesh, 2024. Wikimedia. En 2025 vient le tour du Népal, où Khadga Prasad Shama Oli, dirigeant du Parti Communiste du Népal, est premier ministre pour la troisième fois. La jeunesse se mobilise sur Internet contre la corruption du gouvernement et des administrations, le népotisme et l'opulence affichée sur les réseaux sociaux par la classe politique. Pour y répondre, le 4 septembre 2025, le gouvernement ferme 26 réseaux sociaux non légalement déclarés en vertu d'une décision de la Cour suprême datant de 2023, dont Facebook, YouTube, LinkedIn, Signal et Snapchat. Mais il n'empêche pas pas Tiktok, ni la possibilité de recourir à un VPN. La Gen Z, qui constitue 40 % de la population du pays, se soulève le 8 septembre. Le drapeau Jolly Roger surgit quand la foule tente d'investir le Parlement fédéral. L'affrontement est violent. Human Rights Watch parle de 76 morts (11). Dans la soirée, le blocage des réseaux est levé. Trop tard : le 9 septembre, les résidences du premier ministre et celles de membres du gouvernement et du Parlement sont prises d'assaut et incendiées, ainsi que les locaux du Parti Communiste. Le premier ministre prend la fuite. L'armée investit la rue. Le 11 septembre, des pourparlers s'engagent entre l'armée et les représentants de la Gen Z. Soutenue par ces derniers, l'ancienne juge en chef de la Cour Suprême, Sushila Karki, est nommée première ministre par intérim. À Madagascar, comme au Sri Lanka, pénuries structurelles et corruption étatique sont aux racines de la colère. Et comme au Népal, le Jolly Roger surgit dans les manifestations. Comme au Bangladesh, l'armée rejoint le mouvement. Quatre jours suffisent pour mettre en fuite le président. La Haute Cour Constitutionnelle confie le pouvoir au colonel Michael Randrianirina qui dissout les institutions en attendant d'éventuelles élections dans un délai de deux ans. Dans ces quatre cas, la corruption politique, l'accaparement de l'institution publique au profit de quelques un·es, famille, clan, parti, ont été les moteurs de la révolte. À l'instar des mouvements tunisien et égyptien en 2011, les soulèvements qui ne portaient pas d'alternative laissent gérer leur victoire par d'autres : les militaires au Népal et à Madagascar, une figure symbolique au Bangladesh. Image ©GenZ Madagascar **La corruption comme effondrement du commun ** D'autres pays sont secoués par la Gen Z sans que la mobilisation ne provoque l'effondrement immédiat du pouvoir. La corruption, et parfois l'insécurité mafieuse, sont les moteurs d'une mobilisation contre l'effondrement de l'esprit public. En Indonésie, le Jolly Roger a été brandi par la mobilisation lancée à l'initiative de l'Union des étudiants Indonésiens contre des coupes budgétaires massives, puis contre l'augmentation des frais de fonction des députés en août. Du 25 août 2025 au 1er septembre, la répression est violente. Internet est coupé. Aux Philippines, depuis 2024, une controverse grossit sur les milliards de pesosalloués à la gestion des inondations, les constructions au rabais et l'accaparement des contrats par un petit groupe d'entrepreneurs. Le Jolly Roger flotte à Manille le 21 septembre 2025 lors d'une violente manifestation contre la corruption. Au même moment, au Timor oriental, la décision d'acheter des SUV aux députés (pour 4 millions de dollars) mobilise victorieusement durant trois jours les étudiants à Dili, la capitale. Au Pérou, en octobre 2025, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux exprime l'épuisement populaire face à l'instabilité institutionnelle (huit présidents en dix ans), l'insécurité et la corruption. Le remplacement de la présidente destituée Dina Boluarte par son vice-président José Jeri, accusé de corruption et de viol, met le feu à Lima, Arequipa, Cusco et Puno. Le vieux slogan « que se vayan todos » (qu'ils s'en aillent tous) côtoie le Jolly Roger. Pérou, octobre 2025. Wikimedia. En novembre, des mobilisations massives emplissent les rues du Mexique contre la corruption et la violence des cartels à l'appel de la Gen Z. Le Jolly Roger flotte sur le Zocalo lors de l'assaut symbolique contre le Palais National. Si la manifestation n'a pas conduit à un soulèvement, la Gen Z fait maintenant partie du débat politique national. En Serbie, tout est parti de l'effondrement meurtrier du portail flambant neuf de la gare de Novi Sad le 1er novembre 2024. Le drame devient le symbole de la corruption de l'État pour la jeunesse. Malgré la répression, la mobilisation sur l'ensemble du pays ne faiblit pas. Sept mois après le drame, des barricades sont encore érigées à Belgrade. **➤ Lire aussi** | Pour que la dignité devienne une habitude・Omar Felipe Giraldo (2022) **La démocratie comme puissance populaire ** Reste la démocratie. La politique au sens institutionnel du terme s'invite ici de deux façons : par la contestation brutale des dynasties électorales et des scores obscurs qui font des urnes une farce quasi officielle, mais aussi par la volonté de peser directement sur les grands choix du pays, notamment budgétaires. La contestation brutale des processus électoraux est devenue un classique dans certains pays d'Afrique. Les émeutes de Guinée en 2020, de Côte d'Ivoire en 2020 et 2025, du Cameroun en 2025, ne sont pas une surprise. Quant à la crise institutionnelle du Pérou en 2023, conséquence de la destitution du président Pedro Castillo, elle a mobilisé beaucoup plus largement que la génération Z. En 2024, il n'en est pas de même en Tanzanie où la domination trentenaire du Chama cha Mapinduzi (_Parti de la Révolution_) est personnifiée par Samia Suluhu, la présidente sortante et candidate à sa réélection. L'élection est précédée d'une répression systématique des opposants (parti Chadema), des journalistes et de la société civile, qualifiée de « vague de terreur » par Amnesty international. Les candidats d'opposition sont disqualifiés. L'élection de Samia Suluhu avec 97.95 % des voix provoque un soulèvement à Dar Es Salaam et dans toutes les grandes villes du pays. La jeunesse, qui s'est massivement abstenue, affronte une répression féroce. On compte au moins 700 morts. En 2024, au Kenya, c'était la même jeunesse, connectée, informée mais sans illusion sur les processus électoraux, qui avait décidé de s'opposer à une nouvelle loi fiscale et s'en est donné les moyens en ligne : #OccupyParliament et #RejectFinanceBill2024, crowdfunding pour financer le voyage vers Nairobi le jour des manifestations. Des numéros de téléphone des dirigeants politiques sont divulgués pour les spammer avec des SMS et des messages WhatsApp. Sur le Web, un « mur de la honte » dresse la liste des hommes politiques qui soutiennent le projet de loi de finance (12). Le 18 juin 2024, la rue donne corps à la mobilisation à Nairobi. Le 19 juin, le Parlement amende le texte sans le retirer, provoquant une mobilisation violente dans tout le pays. Le 25, le Parlement lui-même est pris d'assaut. Le 26 juin, le projet de loi est annulé. Comme la loi de finance de l'année précédente, annulée par la justice après une mobilisation massive en dépit de la répression. Cette puissance démocratique directe s'installe dans la durée et la Gen Z est encore dans la rue en juin 2025 pour l'anniversaire de sa victoire, et encore le 7 juillet pour les 35 ans du soulèvement de 1990 (13). Cette puissance est autant dans l'air du temps que dans l'ADN de la Gen Z. En Colombie, en 2021, une mobilisation populaire majoritaire et intergénérationnelle, très violemment réprimée (47 morts) s'oppose aux coupes budgétaires et aux hausses massives d'impôt prévues par la réforme fiscale. La réforme est finalement abandonnée. Maroc, octobre 2025. Wikimedia. Au Maroc, alors qu'on annonce depuis janvier un budget de 200 milliards d'euros pour financer la Coupe d'Afrique des Nations, mi-septembre, huit femmes enceintes meurent à l'hôpital d'Agadir lors de césariennes. Ce sacrifice meurtrier des budgets de la Santé et de tous les services publics, notamment de l'éducation, est au cœur de la mobilisation de la « Gen Z 212 » (212 est le code téléphonique du pays), qui commence le 27 septembre 2025 à Rabat, Casablanca, Marrakech, Agadir et Tanger, puis se répand à Salé Didi, Bibi, Kelaât M'Gouna, Inzegane, Témara, Beni Mellal, Aït Amira, Oujda et Lqliaâ. Plus de 1 500 personnes font l'objet de poursuites judiciaires. En octobre, la cour d'Appel d'Agadir prononce des peines de prison lourdes allant jusqu'à quinze ans de prison ferme pour trois accusés. Plus modeste, le mouvement « Bloquons tout », lancé en mai 2025, appartient à la même galaxie. Certes, en France, les réserves démographiques de la Gen Z sont sans commune mesure avec le Kenya ou la Tanzanie. Mais on trouve ici aussi dans le viseur un budget particulièrement austéritaire. Les modes opératoires sont les mêmes : organisation horizontale, usage systématique de la messagerie Telegram. La fréquentation des assemblées locales préparatoires ne fait pas de doute sur la dynamique générationnelle. Si le mouvement n'a pas vraiment bloqué le pays le 10 septembre, il a néanmoins eu deux conséquences historiques : la chute volontaire du gouvernement Bayrou dès le 8 septembre et l'appel à la grève générale de tous les syndicats le 18. Jamais un gouvernement n'avait décidé de se faire _harakiri_ devant le Parlement à la seule annonce d'une mobilisation. Jamais le mouvement syndical unanime n'avait appelé à la grève contre un projet de budget ! Et le « Jolly Roger » est sporadiquement apparu sur les défilés… Tableau des mobilisations, par Alain Bertho. **2019-2020, universalisation de la lutte, défaillance des États ** Partout donc, la corruption, le népotisme et la prévarication symbolisent l'effondrement de l'esprit public, de l'État comme garant de l'avenir commun au profit d'intérêt de clans à l'heure où l'avenir même de l'humanité semble compromis. C'est un élément nouveau dans les 25 années de mobilisation et de répression violente qui ont ouvert le XXIème siècle. Ce tournant s'enracine visiblement dans l'expérience de la pandémie et la multiplication des catastrophes climatiques et écologiques vécues auxquelles les pouvoirs ne font pas face. Inaugurée par les émeutes de Seattle à l'occasion d'une conférence de l'Organisation Mondiale du Commerce (29-30 novembre 1999) et de Gènes lors de la réunion du G8 (19 juillet 2001), la longue période de brutalisation mondiale des rapports politiques trouve donc un nouveau souffle. La mondialisation (et la financiarisation) du capitalisme et de sa gouvernance politique, engagée depuis un demi-siècle a mis à distance systématique des hommes et des femmes tant des lieux stratégiques de production du profit que des lieux de décision politique. Dans des situations nationales très diverses, les peuples ont fait l'expérience de l'impuissance politique face aux choix néolibéraux. En désarticulant les sociétés, les pouvoirs étatiques et financiers désarticulent et désarment le _Demos_. Les souffrances n'ont plus d'expression politique ni les revendications d'interlocuteurs. Dans ces conditions, chaque conflit court le risque de s'exprimer dans ce que Martin Luther King nommait « le langage de ceux qui ne sont pas entendus » : l'émeute. Et les émeutes se sont en effet multipliées contre la vie chère (2008 par exemple) comme face la mort de jeunes tués par la police (France 2005 et 2023, USA 2012-2014 et 2020, Iran 2022), contre la hausse du prix du carburant ou du métro (soulèvements de 2019). Le plus souvent ponctuelles et sans lendemains visibles, prenant parfois au contraire la forme brusque d'un soulèvement national voire d'une insurrection, les émeutes, par leur récurrence peuvent aussi installer une sorte de dissidence populaire durable, de soulèvement à bas bruit. Elles cimentent alors une méfiance structurelle entre les peuples et les pouvoirs, entre le _Demos_ et le _kratos_. Ces émeutes ont une histoire que j'ai rappelée à grands traits dans un précédent article de _Terrestres_ (14). Les soulèvements de 2019 dans le monde marquent une étape cruciale. Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants. C'est plus, en extension géographique et en durée, que les mobilisations de 2011 nommées alors « printemps arabe ». Mexique, novembre 2025. Wikimedia. En 2019, le déclencheur fut toujours très concret, lié à une décision ou à des pratiques gouvernementales mettant en danger la survie matérielle ou la liberté des personnes et des familles. Partout la colère englobe toute la classe politique. Mais là où le dégagisme de 2011 avait laissé de vieux chevaux de retour ramasser le pouvoir abandonné par des dictateurs en déroute comme en Tunisie ou en Égypte, les révoltés de 2019 n'ont laissé personne parler et décider à leur place. Les soulèvements devenus insurrection au Chili et au Soudan, ont engagé un processus constituant remarquable, quelle qu'en soit l'issue finale (coup d'État militaire au Soudan, référendum négatif au Chili sur la Constitution). Si le bilan global de l'année est une défaite des peuples face à la répression, celle-ci ne signe pas pour autant une victoire politique des pouvoirs en place qui perdent en légitimité ce qu'ils ont gagné par la violence d'État. Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants. Immédiatement après, en 2020, la pandémie a enfoncé le clou. Avec son lot de peurs, de dénis complotistes, de solidarité, d'obéissance et de révoltes, elle a été un choc pour les peuples mais aussi pour les États. Ces derniers ont camouflé par un contrôle autoritaire des populations la révélation universelle de leur défaillance biopolitique, de leur lien privilégié avec des puissances financières – qui font même de la mort une source de profit. 2020 a été une année record p (our le nombre d'émeutes et d'affrontements civils. Un cinquième des affrontements a concerné les politiques sanitaires et un cinquième les mobilisations contre la police et les violences policières. Si on ajoute les émeutes et affrontements liés aux élections, à la corruption des États et aux attaques contre les libertés, plus de 60 % des situations d'affrontement ont été générées par une remise en cause fondamentale de l'autorité publique, de sa légitimité et de sa police (15). **➤ Lire aussi** | Quand le néolibéralisme enfante le néofascisme : aux sources d'une révolution idéologique・Haud Guéguen (2025) **2021-2025 : un nouveau cycle** Quand la défaillance biopolitique des États devient clairement universelle, la physionomie et la géométrie des révoltes se transforme. En 2021, la brutalisation se maintient de façon diffuse. Le monde, hormis la Colombie (16), ne connaît pas de grands mouvements nationaux. Puis, dans les années qui suivent, l'expression violente et localisée des révoltes marque le pas au profit de soulèvements plus larges à la fois plus fréquents et plus directement motivés par la remise en cause globale de la gouvernance néolibérale autoritaire : la violence d'État, la corruption, les choix budgétaires, le trompe l'œil démocratique des institutions électorales. Références sur la page personnelle de l'auteur : https://berthoalain.com/documents/ Ainsi émergent d'abord trois soulèvements nationaux : aux USA après l'assassinat de George Floyd (25 mai 2020), en Iran après celui de Masha Amini (16 septembre 2022) et en France après celui de Nahel Merzouk (27 juin 2023). Dans les trois cas, la répression est à la hauteur de la puissance de la colère populaire. Dans deux cas au moins, ces soulèvements ont une résonnance mondiale, jamais vue jusqu'à présent, dont témoigne alors la viralité soudaine et mondiale de deux mots d'ordre : « I can't breathe » et « Femmes Vie Liberté ». Ainsi s'ouvre donc le cycle de la Génération Z. Dans un monde aux prises avec le néolibéralisme autoritaire et une financiarisation écocidaire, depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements sont un signe incontestable de vie des peuples et de l'humanité tout entière. Ces mobilisations ont été les véritables pulsations du siècle, portant lumière et exigences sur tous les fronts de souffrance et de résistance collective. En 25 ans, six pulsations ont ainsi secoué le monde : l'égale dignité de toutes les vies, la volonté collective de survie, la défiance démocratique, la décolonisation, la lutte contre le patriarcat et la défense du vivant (17). La Génération Z les rassemble toutes en contestant aux États le monopole de la compétence publique et celui de la légitimité démocratique, en portant le fer sur le cœur de l'époque : le sacrifice de tout intérêt public ou collectif au profit de quelques puissants. La corruption comme les budgets austéritaires sont le nom de cette mainmise universelle des logiques de profit financier sur les décisions collectives. L'exigence démocratique n'est pas qu'une question institutionnelle. Elle est une exigence de reconstitution de la puissance du _Démos_. Photo Unsplash. _One Piece_ n'est pas qu'un drapeau : c'est la revendication d'une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde. **Le commun, le demos et l'ethnos ** Dans ces conditions, quelques questions politiques se posent. La Gen Z a-t-elle un projet ? La référence à _One Piece_ n'est pas indifférente, ni le succès planétaire de ce manga au propos fortement politique : un héros issu de quartiers pauvres et marginalisés, une confrontation à un gouvernement mondial corrompu…. Pour certains militants plus âgés, comme Youcef Brakni, un des animateurs du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, ou Fatima Ouassak, politologue et fondatrice du Front de mères, c'est clairement une leçon d'engagement qui les a formé.es dès leur enfance (18). _One Piece_ n'est pas qu'un drapeau : c'est la revendication d'une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde. Cet ancrage culturel fait la différence entre la Gén Z autoproclamée, mobilisée et pirate, et la « Génération Z » telle qu'elle est définie démographiquement. On ne peut pas affirmer que ses « idéaux » seraient « ambivalents » au titre de la diversité politique de la génération (19). Si la génération démographique est très diverse, la Gen Z mobilisée porte quelques grands principes communs et une aspiration affirmée à la défense du commun, à l'instar de Luffy le pirate. D'autre part, en comparaison avec les soulèvements de 2019, on ne peut pas dire que la Gen Z est purement pragmatique (20). Pour autant, elle n'est pas encore porteuse d'une aspiration démocratique incarnée dans un peuple politique, un _Demos_. Quels sont aujourd'hui les enjeux de sa constitution et de sa puissance du _Demos_ ? Il y en a deux : la rematérialisation politique par l'assemblée et l'ancrage national du Démos politique contre la tentation de l'_Ethnos_ identitaire. Avec des moments forts comme « ¡Democracia Real ya ! » en Espagne, les printemps arabes en 2011, la révolution ukrainienne en 2014, les mobilisations de 2019 et notamment les Gilets Jaunes, voire la mobilisation contre la réforme des retraites en France en 2023 (21), cette question s'affirme de façon de plus en plus explicite. Elle est bien sûr une dimension incontournable des mobilisations écologiques lorsqu'elles veulent opposer une expertise populaire au monopole de la compétence revendiqué par les pouvoirs publics. Népal, septembre 2025. Wikimedia. Cette affirmation d'un corps politique commun passe par l'incarnation corporelle, physique de l'exigence démocratique dans l'espace public alors que le monde économique, social, informationnel et gouvernemental veut par tous les moyens se protéger de la démocratie notamment par une numérisation galopante. Dès son origine antique, la démocratie s'est fondée dans les assemblées que la démocratie représentative a voulu ensuite éloigner du pouvoir. Les assemblées resurgissent obstinément lors de la Commune de Paris, de la révolution russe et dans tous les grands moments de soulèvement populaire. On les voit renaitre au XXIème siècle avec les places occupées de Tunisie, d'Égypte, d'Espagne et de Grèce en 2011, suivies d'Istanbul et Kiev, Nuit Debout à Paris en 2016, les ronds-points et les assemblées de Gilets Jaunes de 2018-2019. Cette dimension est encore embryonnaire dans la Gen Z. L'installation dans la durée nécessite organisation, débat, réflexion collective sur les objectifs du mouvement. Une mention spéciale doit être accordée à la situation serbe (22). Les _zborovi_ , assemblées citoyennes, se forment au mois de mars dans les villages ou les quartiers des grandes villes (23). Des revendications sont adoptées par le mouvement dès le mois de mars, débordant largement la colère initiale. « Liberté, justice, dignité, État, jeunesse, solidarité, savoir et avenir » structurent la plateforme d'un mouvement apartisan bien décidé à affirmer sa puissance citoyenne. Une véritable dissidence populaire prend racine. En 2024, la chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s'est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu'au génocide, dans des déchainements xénophobes d'une ampleur inédite. Reste à éviter la tentation identitaire de l'_Ethnos_ , très présente aujourd'hui. L'année 2024 fut à cet égard critique (24). La chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s'est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu'au génocide, dans des déchainements xénophobes d'une ampleur inédite. Il n'y a pas qu'en Cisjordanie que la logique de guerre civile et de guerre coloniale mobilise les civils. Le nombre d'affrontements directs entre les populations a augmenté de 50 % et leur poids dans la totalité des émeutes et affrontements civils est passé de 7 % à 18 %. Nous en avons vu une manifestation terrifiante en Angleterre durant l'été 2024 quand, dans 26 villes, des foules populaires s'en sont pris physiquement aux mosquées et aux hôtels de demandeurs d'asile (25). L'été 2025 a vu la peste s'étendre : en Irlande du Nord contre les Rroms, en Espagne contre les Marocains, en Angleterre enfin où les manifestations anti migrants se sont multipliées. La Gen Z n'est pas à l'abri de cette dérive du _Démos_ politique à l'_Ethnos_ identitaire. Le Bangladesh en a été le théâtre dans les jours qui ont suivi la chute de la première ministre Sheikh Hasina en août 2024. Du 8 au 13 août, dans 53 districts du pays, les Hindous, stigmatisés comme partisans de l'ancien gouvernement, sont victimes de violences de masse (26). Il reste donc de ces derniers mois un sentiment d'inachèvement politique. La critique que porte en acte la Gen Z sur le gouvernement du monde est d'une grande acuité. Ni idéologie ni pragmatisme mais exigence impatiente d'un État soucieux du commun, de solidarité institutionnalisée (dans des services publics et des choix budgétaires), d'honnêteté publique. Cette impatience est expéditive, mais sans lendemains convaincants, là où les pouvoirs sont faibles. Ailleurs, elle fait l'expérience de leur résistance violente. Elle ne réalisera vraiment ses exigences en puissance d'alternative durable que dans sa capacité à redevenir, jusqu'au bout, obstinément terrestre. Image d'accueil : Mexique, novembre 2025. Wikimedia. **Notes** 1. _One Piece_ , manga de Eiichiro Oda, est sorti pour la première fois en 1997. En 2025, 113 tomes sont publiés au Japon. Avec plus de 530 millions d'exemplaires, c'est la série la plus vendue au monde, dessinée par un seul auteur. Son jeune héros, Luffy, cherche à devenir le roi des pirates.[↩] 2. Elisabeth Soulié, _La génération Z aux rayons X_ , Cerf, 2020.[↩] 3. La caractérisation alphabétique des générations est née dans les années 1960 : Jane Deverson et Charles Hamblett, _Generation X_ , 1964 ; Jean Louis Lavallard, « Génération y les millenials »,_Raison Présente_ n°11, 2019/3[↩] 4. Sources https://wearesocial.com/fr/ et https://statcounter.com/web-analytics/[↩] 5. _Matrix_ , 1999, réalisé par Larry et Andrew Wachowski, devenues depuis Lana et Lilly Wachowski.[↩] 6. Réseau social créé en 2002 et fermé en 2023. Il permettait la création de blogs individuels (Skyblog).[↩] 7. C'est l'objet de la thèse de Ulrike Riboni « _Juste un peu de vidéo » : la vidéo partagée comme langage vernaculaire de la contestation – Tunisie 2008-2014_ , Université de Paris 8, 2016. Cf. Ulrike Lune Riboni, _Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images_ , Amsterdam, 2023.[↩] 8. Alain Bertho :« Énoncés visuels des mobilisations : autoportraits des peuples », in _Anthropologie et sociétés_, « Reconnaissances et stratégies médiatiques », 2016/40/1, pages 31-50 ; Alain Bertho « Soulèvements contemporains et mobilisations visuelles », Socion°2 , pages 217-228 ; Alain Bertho, « Émeutes sur Internet : montrer l'indicible ? »,_Journal des anthropologues_ , 126-127 2011, pages 435-452.[↩] 9. Alain Bertho,_De l'émeute à la démocratie_ , La dispute, 2024.[↩] 10. _Ibid._ , page 33.[↩] 11. https://www.hrw.org/fr/news/2025/11/19/nepal-recours-illegal-a-la-force-lors-des-manifestations-de-la-generation-z[↩] 12. Job Mwaura, « Manifestation au Kenya : la génération Z montre le pouvoir de l'activisme numérique faire passer le changement de l'écran à la rue », _The Conversation_ , 25 juin 2024[↩] 13. Robert Amalemba, « Kenya. Soutenue et organisée, la Gen Z résiste malgré la censure », _AfriqueXXI_ , 22 juillet 2025.[↩] 14. Alain Bertho : « L'effondrement a commencé, il est politique », novembre 2019.[↩] 15. Alain Bertho, « Bilan 2020 : les peuples ne peuvent plus respirer », _Médiapart_ , 30 janvier 2021[↩] 16. D'avril à mai 2021, la grève contre la réforme fiscale et des manifestations violentes touchent toutes les villes de Colombie.[↩] 17. Ces six « pulsations » du cœur battant du monde sont documentées dans le deuxième chapitre de mon livre _De l'émeute à la démocratie_ , la Dispute, 2024.[↩] 18. Voir la vidéo : _ONE PIECE : Un manga POLITIQUE ??? – Fatima Ouassak_, YouTube, _Histoires crépues_ , 21 mars 2023[↩] 19. Jean-François Bayart, sociologue : « Les idéaux politiques de la génération Z sont très ambivalents, et facilement récupérables »,_Le Monde_ , 9 novembre 2025[↩] 20. Cécile Van de Velde, « La colère de la génération Z est très pragmatique », _Le Monde_ , 31 octobre 2025, propos recueillis par Yasmine Khiat.[↩] 21. Alain Bertho, « Et maintenant quel ordre de bataille ? »,_Regards_ , 24 avril 2023 et « Faire peuple sans populisme », Regards, 20 juin 2023.[↩] 22. Pauline Soulier, « Serbie : la révolte des étudiants va-t-elle tout renverser ? »,_The Conversation_ , 10 mars 2025.[↩] 23. Milica Cubrilo Filipovic et Jean Arnault Dérens, « Zbor : quand la Serbie réinvente la démocratie directe », _Le Courrier des Balkans_ , 24 mars 2025.[↩] 24. https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/140125/fievres-populaires-en-2024-le-calme-et-la-tempete[↩] 25. https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/110924/face-l-ombre-du-pogrom-ordinaire[↩] 26. https://berthoalain.com/2024/08/14/violences-anti-hindous-a-dhaka-et-52-districts-8-9-10-11-12-13-aout-2024/[↩] ***** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. 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December 17, 2025 at 12:20 PM
Priorisons les solutions climatiques plutôt que les énergies fossiles
Le gouvernement fédéral nouvellement élu, dirigé par le premier ministre Carney, vient d'adopter le projet de loi C-5 qui permet d'accélérer la réalisation de mégaprojets pétroliers et gaziers en ouvrant explicitement la porte à des exemptions dans l'application de normes environnementales. Avec la Loi visant à bâtir le Canada, les mégaprojets choisis et considérés comme étant d'« intérêt national » passeront par un « processus d'évaluation accéléré » qui demeure flou et inquiétant. Pendant ce temps, les solutions d'énergie renouvelable, comme les centrales solaires et les réseaux verts, sont reléguées au second plan. Nous ne pouvons pas tolérer un affaiblissement des mesures de protection environnementale existantes. Au Québec, le BAPE (Bureau d'audiences publiques sur l'environnement) est essentiel : il permet aux citoyen·nes de se faire entendre et de freiner des projets destructeurs. Il permet de défendre notre territoire et notre avenir – soumettre un projet au BAPE est une étape clé pour la démocratie et la protection de l'environnement. Au fédéral, la loi sur l'évaluation d'impact est complémentaire au BAPE, elle doit être préservée ! Le processus d'approbation accéléré de Carney n'est pas qu'un simple changement de politique – c'est un cadeau aux lobbyistes des énergies fossiles. Les grandes compagnies pétrolières et gazières en tireront profit, tandis que les peuples autochtones risquent de voir leurs droits bafoués. Cette proposition législative ne garantit pas un consentement libre, préalable et éclairé, ce qui compromet la réconciliation et la souveraineté autochtone. C'est la mise en œuvre de solutions climatiques que nous devons accélérer, et non la destruction du climat. Nous n'avons pas le loisir d'attendre à plus tard. Rejoignez-nous pour rappeler au premier ministre Carney que le Canada doit protéger la nature, respecter les droits des peuples autochtones et investir non pas dans de nouveaux pipelines, mais dans un avenir qui carbure aux énergies renouvelables. Pour signer la pétition. ***** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG : ##### Abonnez-vous à la lettre
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December 17, 2025 at 12:19 PM
Cri du cœur au Mont-Sainte-Anne
On se rappelle aisément de 2020, avec l'arrêt brusque des télécabines ayant fait 21 blessés. D'une télécabine tombée en 2022. Et aujourd'hui, d'une panne électrique majeure forçant la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) à fermer les remontées mécaniques pour des enjeux de sécurité. Depuis 1994, les événements au Mont-Sainte-Anne se succèdent et démontrent l'incapacité de RCR à agir comme un gestionnaire responsable et un véritable citoyen corporatif. Cependant, le problème est plus profond encore. Oui, on peut affirmer que RCR a cherché pendant des décennies à siphonner l'argent des contribuables québécois tout en sous-traitant ses obligations. Mais une question demeure : pourquoi aura-t-il fallu près de 30 ans avant d'oser sérieusement envisager leur éviction ? Cette situation ne s'est pas créée par hasard. Elle prend racine bien au-delà de la montagne. Un premier élément majeur est l'absence historique d'un réseau médiatique local fort, indépendant et soutenu sur la Côte-de-Beaupré. Il y a bien eu L'Autre Voix, et il nous reste La Télé d'ici, mais jamais cela n'a été une priorité pour nos décideurs locaux. Il est toujours plus facile de gérer ses petites affaires sans le regard du quatrième pouvoir. Pendant ce temps, les médias régionaux et nationaux ont — légitimement — d'autres enjeux à couvrir que ceux de notre territoire. On ne peut demander à La Télé d'ici d'être partout, tout le temps. Mais cette absence profite à qui, au juste ? Deuxième élément : le morcellement politique de la Côte-de-Beaupré. Huit municipalités qui peinent à travailler ensemble, sans oublier la présence du Séminaire à la table du conseil de la MRC. Le comté provincial s'étend de la rivière Montmorency à la rivière Saguenay, incluant l'Île d'Orléans : 27 municipalités, 4 MRC, des TNO, des terres institutionnelles inaccessibles. Au fédéral, on ajoute le sud et le nord de Beauport ainsi qu'une partie de la MRC de La Jacques-Cartier. Résultat ? Aucun leadership clair. Aucune voix forte pour la Côte. Ce vide ouvre la porte à un troisième phénomène : les pouvoirs informels. Des gens tirent les ficelles. Les situations précédentes ont créé un terreau fertile permettant à certaines fortunes locales d'influencer nos élu·e·s : comment agir, quelles décisions prendre, et surtout, quand fermer les yeux. Cette recette se répète ensuite dans les associations influentes, les associations d'affaires, les organismes publics et parapublics. Quand vient le temps de défendre réellement les besoins de notre région auprès des paliers supérieurs, tous les leviers sont déjà occupés — souvent au service de copinages et d'intérêts personnels. Un dernier élément, trop souvent passé sous silence : la Côte-de-Beaupré est l'un des territoires colonisés les plus anciens du Québec. Nous n'avons jamais réellement été les décideurs chez nous. Les réflexes judéo-chrétiens du « _être né pour un petit pain_ » demeurent profondément ancrés. Il est temps que cela change. Non, le Mont-Sainte-Anne ne devrait pas être confié à un autre acteur privé. Il devrait être géré par nous, par la MRC, avec l'appui du Québec pour le relancer. Non, notre arrière-pays ne devrait pas être sous la gouvernance d'une institution archaïque. Il devrait être administré collectivement, par et pour le territoire. Non, le développement immobilier sauvage ne devrait pas être la norme. Non, l'étalement urbain de la Ville de Québec ne devrait pas se faire sans vision régionale. Notre territoire est magnifique. Notre collectivité l'est tout autant. Des solutions existent. Sortons RCR et reprenons le contrôle de notre montagne, de notre arrière-pays, de nos rivières et de notre fleuve. Bonifions et coordonnons nos réseaux de transport collectif : le quai, le chemin de fer, la PluMobile. Lançons un média local fort, indépendant et multiplateforme. Revisitons notre démocratie locale : un préfet élu au suffrage universel, des budgets participatifs, des regroupements municipaux intelligents respectant la représentativité locale, et un véritable appui à nos organismes communautaires. Le Mont-Sainte-Anne n'est pas un accident. Il est le symptôme. À nous maintenant d'agir sur la cause. Jonathan Tremblay, citoyen engagé ****** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG : ##### Abonnez-vous à la lettre
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December 17, 2025 at 12:19 PM
Québec solidaire peut devenir l'alternative politique face aux attaques du gouvernement Legault contre la majorité populaire
Les attaques du gouvernement Legault contre la majorité populaire ne sont ni isolées ni conjoncturelles. Elles s'inscrivent dans un réalignement politique plus large, structuré par le durcissement autoritaire et impérial de la politique américaine sous Trump et par la vassalisation croissante du Canada à cette orientation. ## 1. Le cours prédateur et la volonté hégémonique de l'actuelle administration américaine La nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis, fondée sur la militarisation accrue, la domination économique, le contrôle autoritaire des frontières et la défense agressive des intérêts extractifs, exerce une pression directe sur les gouvernements canadien et québécois. Ceux-ci répercutent cette orientation par un virage combinant déréglementation environnementale, répression migratoire, alignement militaire et subordination aux vœux de l'administration américaine. La nouvelle stratégie du gouvernement américain vise : a) à « recruter, former, équiper et déployer l'armée la plus puissante, la plus redoutable et technologiquement la plus avancée » ; b) à obtenir « la dissuasion nucléaire la plus robuste, la plus crédible et la plus moderne au monde » ; c) à assurer « un contrôle total des frontières et du système d'immigration » ; d) à « veiller à ce que les économies alliées ne soient pas subordonnées à une puissance concurrente » ; e) à assurer la prospérité de la nation, ce « qui ne peut être réalisé sans un nombre croissant de familles traditionnelles et unies, qui contribuent à la naissance d'enfants en bonne santé ». [1] ## 2. Les conséquences sur le Québec du processus d'inféodation du Canada aux États-Unis Au Canada, le gouvernement Carney accompagne le nouveau cours du gouvernement américain. Il a, dans un premier temps, répondu aux demandes du président Trump de durcir le contrôle des frontières et de restreindre les possibilités d'immigration sur le territoire canadien. Il a aboli la taxe carbone pour les consommateurs. Il a abandonné le plafond sur les émissions du secteur pétrolier et gazier. Il a adopté un projet de pipeline vers la côte Pacifique, torpillant les objectifs nationaux de réduction de 40 à 45 % des émissions d'ici 2030. Il a supprimé le quota minimal de véhicules électriques imposé aux constructeurs. Il a adopté le projet de loi C-5, qui permet de soustraire tout projet « d'intérêt national » aux normes environnementales. Il a planifié une augmentation massive des dépenses militaires et l'alignement de sa politique commerciale et diplomatique sur Washington, notamment dans la rivalité avec la Chine. Il a entrepris de réduire le nombre de fonctionnaires fédéraux. Ce choix transfère les coûts sociaux et écologiques vers les classes populaires, les femmes, les communautés autochtones et les territoires, tout en consolidant le pouvoir des secteurs extractifs et financiers. ## 3. Le gouvernement de la CAQ s'inscrit dans une orientation économique et politique marquée par le mépris des droits démocratiques et des conditions d'existence de la majorité populaire Le gouvernement de la CAQ mène une offensive systématique contre la démocratie et les conditions de vie de la majorité populaire. Son projet de loi no 1 sur la Constitution du Québec, qu'il veut faire adopter, constitue une attaque frontale contre l'État de droit : imposé de manière unilatérale et antidémocratique, il piétine les libertés fondamentales, affaiblit les contre-pouvoirs et perpétue une logique coloniale en escamotant la reconnaissance du droit à l'autodétermination des peuples autochtones. Pendant que la population fait face à une profonde détérioration des services publics, à la crise du logement, à la hausse du coût de la vie et au creusement des inégalités sociales, le gouvernement choisit délibérément de s'en prendre aux droits plutôt que de répondre aux besoins urgents. Cette orientation autoritaire s'accompagne d'un sabotage conscient de la transition écologique. En niant l'urgence climatique, en démantelant les protections environnementales, en contournant les garde-fous et en se proposant d'abaisser les cibles de réduction des GES, la CAQ sacrifie l'avenir collectif aux intérêts du capital. Les fonds destinés à la lutte contre les changements climatiques sont détournés pour réduire la dette, pendant que la privatisation de l'énergie est encouragée et que le gouvernement a proposé l'accaparement des territoires forestiers par les grandes entreprises, au mépris des droits autochtones. Ces derniers sont parvenus à faire reculer le gouvernement sur ce point. Fidèle à son rôle de gouvernement au service de la classe dominante, la CAQ distribue des milliards aux multinationales et aux grands groupes industriels sans garanties ni retombées sociales ou créations d'emplois, tout en prétendant manquer de ressources pour les hôpitaux, les écoles, le logement social et la francisation. Cette logique de classe s'étend désormais à la militarisation de l'économie : en voulant faire du Québec un acteur majeur de l'industrie militaire, le gouvernement Legault veut détourner des ressources vitales de la justice sociale et de la transition écologique pour les consacrer à la production d'armes et à l'escalade militaire. Dans le même temps, la CAQ criminalise les mouvements sociaux, attaque le droit de grève, cherche à réduire l'action syndicale à une simple gestion technocratique des conventions collectives et restreint l'accès à l'immigration et aux programmes d'intégration. Incapable d'assumer la responsabilité de ses politiques néolibérales, d'austérité et de privatisation, le gouvernement désigne les personnes immigrantes comme boucs émissaires des crises du logement, de la santé et de l'itinérance. Sous couvert de « protection du français » et de « laïcité », il attise les divisions, normalise la discrimination — en particulier envers les personnes racisées, arabes et musulmanes — et tente de reconstruire sa base électorale sur la peur et le repli identitaire. Cette stratégie vise à masquer une réalité fondamentale : ce ne sont ni l'immigration ni la diversité qui détruisent le Québec, mais bien un projet politique autoritaire, néolibéral et antisocial qu'il est urgent de combattre collectivement. ## 4. La nécessaire construction d'un front commun de résistance… et la discussion sur les stratégies pour bloquer l'offensive caquiste **a) Participer à la construction d'un front uni contre les attaques du gouvernement Legault** Face à cette convergence des droites — fédérale, provinciale, économique et idéologique — aucune lutte sectorielle isolée ne peut suffire. La riposte doit prendre la forme d'un **front uni des mouvements sociaux** , rassemblant syndicats, groupes communautaires, mouvements féministes, écologistes, autochtones, étudiant·es et organisations de défense des droits. Ce front ne peut se limiter à une coordination ponctuelle : il doit se structurer autour d'un diagnostic commun, d'un programme de rupture et d'une stratégie visant à construire un rapport de forces capable de bloquer politiquement et socialement l'offensive en cours. Dans ce contexte, la « grève sociale contre les politiques du gouvernement Legault » apparaît comme un outil central. La grève sociale ne doit pas être conçue comme un simple arrêt de travail, mais comme une mobilisation collective élargie qui articule le travail salarié, le travail du care, les services communautaires, les groupes féministes, les artisan·es de la culture, les minorités immigrantes et les peuples autochtones. Une grève sociale commune permet de rendre visible ce que l'État et le capital invisibilisent : sans le travail des travailleuses et travailleurs, sans les femmes, sans les communautés et sans les services publics, ni l'économie ni la société ne peuvent fonctionner. Elle permet aussi d'inscrire la lutte sur le terrain politique et démocratique. Cette grève sociale doit porter des exigences claires : arrêt de la déréglementation environnementale, réinvestissement massif dans une transition écologique juste, défense des droits sociaux et du logement, refus de la militarisation de l'économie, respect de l'autonomie des communautés et reconnaissance des droits des peuples autochtones. Elle doit également affirmer que la crise climatique et sociale est incompatible avec le modèle extractiviste et néolibéral actuellement imposé. Dans cette perspective, Québec solidaire a une responsabilité politique particulière. Parce qu'il est issu des mouvements sociaux, parce qu'il articule lutte contre les changements climatiques, justice sociale et démocratie, et parce qu'il refuse l'alignement sur les droites économiques et sécuritaires, Québec solidaire peut et doit se définir comme le défenseur, sur le terrain politique, de ce front uni. Non pas pour se substituer aux mouvements, mais pour amplifier leurs revendications, leur offrir une traduction institutionnelle et préparer une alternative électorale crédible face à la CAQ, au Parti libéral, au Parti québécois et à l'ensemble des forces de droite. Cette orientation stratégique souligne que Québec solidaire ne saurait négliger l'impact de son insertion dans les mobilisations sociales pour la construction de sa crédibilité politique. Préparer les prochaines élections ne peut donc se faire indépendamment de la mobilisation sociale. Québec solidaire doit chercher à enraciner son projet de société en devenant un parti au cœur des luttes, pour participer à la construction de la grève sociale et de l'unité populaire contre les projets de la classe dominante et des gouvernements à son service. **b) Québec solidaire doit se poser comme le débouché politique incontournable de ce front uni** Si les luttes sur la scène extraparlementaire sont essentielles pour faire reculer le gouvernement Legault et les autres partis liés à la bourgeoisie, il n'en demeure pas moins qu'il faut que le camp populaire pose la question de qui doit diriger cette société s'il veut réellement en finir avec l'offensive actuelle contre ses intérêts. Relever le défi de défendre activement le projet d'un Québec égalitaire, solidaire, féministe et inclusif ne peut se faire en laissant le pouvoir politique aux mains des partis liés à la classe dominante. S'il faut assumer une défense militante et unitaire contre « les effets dévastateurs de l'austérité caquiste, les politiques antiécologistes et les attaques contre les droits de la majorité populaire », il est tout à fait insuffisant de se contenter « d'interpeller les partis politiques et les candidat·es sur la base des propositions syndicales ou communautaires », vieille stratégie qui a démontré à maintes reprises son inefficacité. Pour passer à l'offensive, le camp populaire doit se porter candidat au pouvoir politique. Pour parvenir à « sécuriser le revenu tout au long de la vie, à développer l'économie et à créer des emplois de qualité, à consolider les services publics, à lutter contre les changements climatiques et à renforcer la démocratie », c'est l'ordre politique lui-même qui doit être bouleversé. Si le mouvement syndical québécois et les autres mouvements sociaux veulent assumer leur pleine liberté vis-à-vis des partis politiques liés à la classe capitaliste, nous ne pouvons pas abandonner la lutte pour le pouvoir politique à nos adversaires de classe. Ce serait s'enfermer dans une position défensive qu'il faut à tout prix dépasser pour faire face aux défis posés par l'offensive actuelle de la classe dominante. Des militantes et militants du mouvement syndical, du mouvement des femmes et des mouvements populaires et étudiants ont lancé Québec solidaire pour défendre un projet de société visant à définir le Québec que nous voulons. Le mouvement syndical et les mouvements sociaux peuvent, tout en préservant leur autonomie politique et organisationnelle la plus complète, dans le respect de leurs mandats démocratiques, appuyer un parti construit à partir du camp populaire pour en finir avec le pouvoir de la classe dominante et de l'oligarchie politique à son service. Mettre tous les partis politiques dans le même sac, sans discuter de la pertinence d'appuyer un parti au service de la majorité populaire, revient à esquiver des débats essentiels. Face à l'autoritarisme, à l'extractivisme et à la militarisation, l'enjeu n'est rien de moins que la reconquête démocratique du Québec, la défense des conditions de vie de la population et l'imposition d'un projet écologique et social à la hauteur de la crise historique que nous traversons. Québec solidaire peut et doit être le débouché politique de la résistance aux politiques réactionnaires du gouvernement Legault. **c) Une plate-forme revendicative qui répond aux défis de la majorité populaire** La Commission politique a déterminé les principaux enjeux auxquels devra répondre la plate-forme électorale de Québec solidaire : « coût de la vie et redistribution de la richesse ; logement et habitation ;environnement, transition socioécologique et transports ;santé et services sociaux ;éducation ;indépendance inclusive, féminisme, vivre-ensemble et amour du Québec ; démocratie et droit du travail (lutte contre la dérive autoritaire et défense du syndicalisme) ». Les débats autour de ces enjeux doivent viser non seulement à définir des revendications précises capables de marquer des ruptures avec les politiques du gouvernement et des partis néolibéraux, mais aussi à établir un ordre de priorité tenant compte du vécu de la majorité et de ses aspirations à améliorer ses conditions d'existence. La plate-forme électorale devra donc assumer une orientation de lutte, centrée sur la défense des intérêts matériels de la classe ouvrière et des classes populaires, en intégrant explicitement la lutte contre la pauvreté — particulièrement celle des femmes —, la défense des services publics et la lutte contre les discriminations racistes et xénophobes. Cette plate-forme doit renforcer l'unité populaire en s'opposant aux tentatives de division fondées sur le sexisme, le racisme ou le nationalisme conservateur. Les revendications doivent jouer un double rôle : améliorer immédiatement les conditions de vie et ouvrir une dynamique de confrontation avec la classe dominante. En adoptant la décroissance comme stratégie pour réaliser la transition, la plate-forme ciblera les secteurs économiques les plus polluants et impliquera démocratiquement les populations concernées. De plus, la décentralisation des pouvoirs de l'État vers les régions et les collectivités locales (villes, villages, arrondissements municipaux) leur donnera un véritable pouvoir décisionnel sur les aspects essentiels de la vie quotidienne. Enfin, la défense des droits démocratiques du mouvement syndical et des organisations de la société civile impliquera d'exiger l'abrogation des lois antidémocratiques et divisives adoptées par le gouvernement de la CAQ au cours de la dernière année, et surtout le retrait du projet de loi no 1 sur la Constitution du Québec, qui vise à limiter les libertés démocratiques et à contourner une véritable démarche de souveraineté populaire. **d) Comment rallier la majorité populaire au projet d'indépendance mis de l'avant ?** Face au carcan que constitue l'État canadien pour la majorité populaire, il n'existe pas de demi-mesures. L'indépendance ne peut se réduire à une dimension identitaire ou culturelle : elle est la condition matérielle d'une rupture réelle avec un État canadien qui sacrifie le territoire, l'environnement, les services publics, les droits démocratiques et les conditions de vie des classes populaires. Sans indépendance, le Québec restera prisonnier d'un régime qui protège les profits des pétrolières, impose des politiques anti-immigration racistes, intensifie la surveillance militarisée et bloque toute transition écologique digne de ce nom. L'indépendance proposée par PSPP n'est pas une véritable indépendance : le Québec demeurerait assujetti aux politiques de l'empire américain. « Un Québec indépendant devra aligner ses politiques économiques et militaires sur celles des États-Unis, malgré la guerre tarifaire menée par Donald Trump », affirme Paul St-Pierre Plamondon. « Il y a un contexte géopolitique et nos intérêts, au Québec, sont alignés sur ceux des États-Unis », a-t-il déclaré en dévoilant les premiers éléments de son Livre bleu sur un Québec souverain. Cette vision de l'indépendance implique le refus de remettre en question la société néolibérale, la politique militariste imposée par Washington et le déni de la réalité des changements climatiques. Si le projet d'indépendance accepte l'alignement des politiques économiques et militaires d'un Québec souverain sur celles des États-Unis (adhésion à l'OTAN et au NORAD), il s'agit d'une indépendance néocoloniale, où la souveraineté du peuple est sacrifiée sur l'autel de l'impérialisme américain. L'indépendance du Québec devra être anti-impérialiste, ou elle ne sera pas. Ce projet du PQ ne permettra pas de rallier une majorité de la population, car il défend un nationalisme identitaire qui divise le Québec entre un « nous » canadien-français et un « eux » étranger. Seule la perspective d'un Québec inclusif, plurinational et intégrant pleinement les Premières Nations dans la démarche indépendantiste peut jeter les bases de la construction d'une majorité pour l'indépendance. Définir l'indépendance comme un avenir indéterminé, comme le propose le PQ, prive la mobilisation indépendantiste d'un ressort essentiel : celui d'un projet de société écologiste, féministe, redistributif et véritablement égalitaire, promettant une amélioration réelle des conditions d'existence et un avenir meilleur pour la majorité populaire. Il ne s'agit pas de poser des conditions à l'indépendance, mais d'identifier les ressorts qui en font une force propulsive. Des débats importants sont devant nous. Ils ne doivent pas se limiter aux discussions sur le contenu de la plate-forme, aussi importantes soient-elles. Ils doivent aussi porter sur les chemins que devra emprunter la résistance populaire pour bloquer les attaques contre les droits et les conditions d'existence de la majorité, faire face aux politiques de division du camp populaire et identifier les conditions de la construction d'une majorité pour l'indépendance du Québec. ***** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG : ##### Abonnez-vous à la lettre
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December 17, 2025 at 12:20 PM
La culture québécoise a un impérieux besoin de critique matérialiste
La récente nomination de Marc Miller au ministère de l'identité et de la culture a suscité l'enthousiasme de certain·es acteur·ices d'importance du milieu culturel québécois. Ceux-ci se réjouissent de ce qu'un fin connaisseur des arcanes du pouvoir canadien puisse se pencher sur les dossiers du remplacement de certain·es travailleur·euses de la culture par l'intelligence artificielle, du maintien de l'exemption culturelle canadienne dans l'Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) et du renforcement d'un filet social pour les artistes. La culture, dans ces trois dossiers apparemment prioritaires, est perçue dans sa dimension économique, intégrée dans un marché compétitif mondialisé dont il faut réguler les méfaits, mais qui n'est jamais lui-même remis en cause. Ce que l'on nomme « _milieu culturel_ » désigne ainsi un ensemble d'institutions, de pratiques et de discours qui adhère aux manières de faire, aux structures et à la vision du monde du capitalisme néolibéral, sans qu'il soit mentionné que ce dont on cherche à protéger la culture et ses travailleur·euses est causé en grande partie par la logique de dévoration d'un capitalisme sous-entendu comme normal, neutre et indépassable. Or toute défense des travailleur·euses sans critique des conditions d'exercice et de production de leur pratique est vouée à la stérilité intellectuelle et à l'inefficacité. Ce « _milieu culturel_ » est tout entier acquis à la compétition néolibérale qui le ronge. Dans ce cadre précaire et dans la dépendance de subventionnaires qui pensent en termes de progrès, de carrière et de développement, à quel point les plus vulnérables, mal logé·es, mal nourri·es, mal soigné·es, mal éduqué·es, violenté·es, peuvent-iels prétendre à une agentivité culturelle ? Comment dans ce contexte, peut-on avoir autre chose qu'une culture reconduisant un ensemble de dominations, connaissant d'instinct les limites à ne pas dépasser dans ses analyses critiques, aveugle à tout ce qui n'apparaît pas au sein des institutions traditionnelles, plus encline à défendre l'auto-entrepreneuriat de ses travailleur·euses que le financement de l'éducation populaire et de l'alphabétisation ? La culture est célébrée avec ferveur par les médias dominants de tout bord au Québec. Elle raconte « _nos histoires », dit « la diversité », « invente de nouvelles formes », célèbre « les saveurs d'ici_ ». Son approche est idéaliste, la culture est une belle idée, l'expression d'identités plurielles, de sensibilités multiples, de « _voix fortes » et « nécessaires_ », l'émerveillement et le pas de côté. Si la belle idée de la culture se concrétise, c'est sous la forme d'un protectionnisme commercial. Consommons de la culture québécoise, explique-t-on, pour soutenir nos artistes, ces entrepreneur·euses d'iels-mêmes. Car la culture est un bien consommable sur un marché compétitif de capitaux économiques (et symboliques). Que la culture soit un marché subventionné et encadré par l'état, voilà l'horizon d'espérance du Québec. Là où aussi s'arrête trop souvent la réflexion. Comme si chaque artiste et travailleur·euse culturel·le pourrait tirer son épingle du jeu, comme si la compétition ne faisait que des gagnant·es, ce qui est une reconduction pure et simple d'un des mensonges premiers du libéralisme économique. En réduisant la culture à un ensemble de savoir-faire professionnels, à une poïésis en situation de marché, en en excluant sa dimension transversale, son intime présence dans chaque existence, son rôle dans la vie collective, en lui niant sa dimension de praxis, d'engagement éthique, le néolibéralisme s'assure que celle-ci ne puisse pas se mettre en travers de son chemin, une route menant chaque jour à plus d'inégalités sociales, au péril même du vivre ensemble. Il ne s'agit pas de dire ici que tout ce qui a été fait en matière de politique culturelle au Canada et au Québec était inadéquat et n'a eu que des effets néfastes. Que l'on subventionne et protège n'est pas un mal en soi, mais encore faut-il réarticuler la culture à des promesses d'avenir démocratique. Et pour cela, il est impératif de contrer l'idéalisme sur lequel repose l'idéologie culturelle néolibérale et de promouvoir des outils essentiels pour la poursuite des débats concernant les politiques culturelles : des analyses matérialistes, prenant en compte les situations très concrètes des divers rapports de forces matériels. Depuis Marx, des intellectuel·les et des militant·es ont produit et produisent à travers le monde des analyses matérialistes des politiques culturelles, que l'on pense à l'école de Francfort, aux théories décoloniales ou encore au féminisme matérialiste. Le débat culturel québécois est-il devenu tel qu'il se privera de ces perspectives ? Que l'on soit ici clair : appeler à des analyses matérialistes ne revient pas à en exclure d'autres, ni à promouvoir un marxisme orthodoxe. Il reste que la critique matérialiste – marxiste ou non – apparaît indispensable à toute critique efficace en contexte capitaliste qui ne souhaite pas se leurrer de belles histoires. Que ce soit au niveau fédéral ou provincial, quelle culture subventionne, structure et, in fine, propose un état néolibéral extractiviste fondé sur un génocide colonial quand celle-ci n'inclut pas sa propre analyse matérialiste ? Une fois cette question posée, et toutes celles qui en découlent, pourront alors commencer des débats au sujet des politiques culturelles canadiennes et québécoises ouvrant sur de véritables perspectives d'avenir, inclusives et démocratiques. L'idéalisme culturel prend les choses par le haut, et impose un point de vue informé par les desiderata des classes dominantes. D'un point de vue matérialiste, la culture ne peut être qu'une praxis, un engagement en situation dans le monde, et aucune réflexion intellectuelle, si pertinente soit-elle, ne pourra dégager d'analyse efficace si elle n'est secondée et redoublée par l'expérience de terrain, qu'elle soit syndicale, communautaire ou militante, les trois piliers de la défense des droits. Si la culture demeure l'affaire d'une défense de professionnel·les, alors iels resteront des millions que l'on gave de mauvaise télé, de mauvaise radio, de malbouffe, que l'on enrôle dans des travails abrutissants sous-payés, que l'on séquestre dans la culture du char, avec sucre, sel, alcool et pétrole pour espérance, à qui ont intime d'admirer les artistes, à qui on laisse entendre que la culture est à mille lieues de leurs possibles à eux et elles, tout au mieux ce sera le concert gratuit sur la place publique cet été, financé par une banque, bien sûr. Peut doit nous chaloir, ceci posé, qu'un gouvernement qui a pour horizon l'écocide et l'armement – c'est-à-dire la guerre, que ce soit à Gaza, au Darfour ou ailleurs, il ne faut pas se leurrer – mette en poste un « quelqu'un d'envergure » au ministère de l'identité et de la culture. Les institutions culturelles en place jouent le jeu du néolibéralisme, c'est pour cela qu'elles ont été créées, on ne les changera pas demain. Cela ne doit pas empêcher les cultures populaires, les pôles intellectuels et les bases militantes de revendiquer leur rôle majeur, premier et essentiel, dans le débat concernant les politiques culturelles, au même titre que les institutions culturelles. Le « _milieu culturel_ » ne doit pas faire le hold-up d'un débat démocratique sur le droit général à la culture en contexte néolibéral. Pour une culture solidaire et émancipatrice, que les artistes ne soient pas des travailleur·euses comme les autres, mais que chacun·e, travailleur·euse ou non, devienne un·e artiste comme les autres. Toute perte sur le front social est une perte pour la culture. Toute lutte un progrès. La culture ne doit être pas une reconduite du suicide sociétal néolibéral. Travailleur·euses culturel·les et/ou artistes, politisons notre position au sein d'une analyse matérialiste générale de la situation néolibérale, ouvrons-nous aux luttes pour les droits (logements, santé, éducation, papiers…) de celles et ceux qui ont en retour leur part dans le débat culturel. Que l'inertie des institutions culturelles dominantes ne nous prive pas de cultiver des devenirs alternatifs. Paul Kawczak Auteur ****** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles. Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG : ##### Abonnez-vous à la lettre
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December 17, 2025 at 12:19 PM
Le côté autoritaire du conservatisme albertain
La question de l'avancée de l'extrême droite au Canada a pris un caractère d'urgence après que la première ministre de l'Alberta, Danielle Smith, ait invoqué pour la quatrième fois en seulement cinq semaines la clause dérogatoire (NWC). Cette clause, qui figure à l'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, permet aux gouvernements fédéral ou provinciaux de suspendre temporairement certains droits garantis par la Charte. Elle a été introduite en 1982 dans le cadre d'un compromis politique visant à protéger l'autonomie des provinces, mais elle est depuis devenue un outil permettant aux gouvernements de soustraire des lois controversées à l'examen judiciaire. https://canadiandimension.com/articles/view/the-authoritarian-edge-of-alberta-conservatism 1er décembre 2025 Au-delà de la simple lutte contre le populisme de droite et la politique réactionnaire, nous devons désormais faire face à l'utilisation de plus en plus autoritaire des outils constitutionnels pour protéger les projets politiques d'extrême droite de la critique et du contrôle des autres branches du gouvernement. Si de nombreuses analyses institutionnelles et libérales ont été publiées dans les quotidiens et les grands médias concernant l'utilisation répétée de la NWC par Mme Smith, elles ne parviennent généralement pas à appréhender la politique régressive et réactionnaire qui est au cœur de son projet idéologique. Ce n'est pas une coïncidence – ni même une spécificité provinciale – si Mme Smith a utilisé la NWC contre les travailleurs, les travailleuses et les personnes LGBTQ+ ; en dehors du Québec, ces groupes ont été les principales cibles de cette clause. En octobre, le gouvernement de l'Alberta a utilisé la NWC, combinée à une loi de retour au travail, pour mettre fin à la grève des enseignant·es de l'Alberta, une grève soutenue par un vote de rejet à 90 % en réponse au refus de la province et des commissions scolaires de négocier de bonne foi. La loi sur la rentrée scolaire (Back to School Act) a imposé une convention collective de quatre ans qui limitait les augmentations salariales à 3 % par an et restreignait les nouvelles embauches dans le secteur public, reflétant essentiellement l'offre que les travailleuses et travailleurs avaient déjà rejetée. Il s'agissait d'une attaque délibérée contre un syndicat spécifique, mais cela correspond également à la manière dont la NWC a été utilisée par d'autres gouvernements de droite contre le mouvement syndical dans son ensemble. Le premier ministre de l'Ontario, Doug Ford, a utilisé la NWC pour imposer un contrat aux travailleuses et travailleurs de l'éducation du SCFP en grève à l'automne 2022, ne reculant que face à une large alliance syndicale intersectorielle et à une résistance publique généralisée. Smith et Ford ont toustes deux invoqué la nécessité de défendre les étudiant·es contre les syndicats et d'empêcher les dépenses publiques incontrôlées, revendiquant une responsabilité démocratique pour protéger leurs programmes d'austérité contre les juges et les tribunaux « interventionnistes ». Cela s'inscrit parfaitement dans la longue histoire de l'utilisation de la NWC comme arme contre les travailleuses et les travailleurs : en 1986, la Saskatchewan est devenue le premier gouvernement hors Québec à invoquer cette clause, passant outre la décision de la Cour d'appel provinciale selon laquelle la législation de retour au travail violait la liberté d'association des travailleuses et des travailleurs. Ce fut un moment charnière dans la stratégie juridique antisyndicale de l'État néolibéral. Au-delà de ses positions politiques anti-syndicales et libertaires, Smith participe depuis longtemps aux campagnes culturelles de la droite, allant de la rhétorique sur les « droits des parents » à une politique réactionnaire plus large contre le mouvement woke. Il était presque inévitable qu'elle cherche à apaiser les mouvements sociaux conservateurs et chrétiens d'extrême droite influents de l'Alberta. Pourtant, elle a initialement affirmé qu'elle n'aurait pas besoin de recourir au NWC pour protéger sa législation anti-trans. Comme dans la plupart des gouvernements d'extrême droite, l'autoritarisme est toujours prêt à être déployé dès que cela est politiquement opportun. Les trois projets de loi qu'elle a choisi de soumettre au NWC le mois dernier modifient la loi sur l'éducation, la loi sur l'équité dans le sport et la loi sur les professions de santé. Ensemble, ils constituent un ensemble radical de mesures d'extrême droite visant à afficher une vertu hypocrite et à attaquer directement l'existence même des personnes transgenres en Alberta. Le premier projet de loi exige que les enfants de moins de 16 ans obtiennent le consentement de leurs parents pour changer leur nom ou leur pronom à l'école, avec une notification obligatoire des parents pour les élèves de plus de 16 ans. Il habilite également le ministère provincial de l'Éducation à interdire effectivement l'enseignement de l'identité de genre et de l'orientation sexuelle, remplace l'éducation sexuelle par un système parental optionnel et exige l'approbation du gouvernement pour tout matériel pédagogique provenant de tiers. Le deuxième projet de loi reflète la législation anti-transgenres aux États-Unis en interdisant aux athlètes transgenres de participer à des sports amateurs féminins et en introduisant un système officiel de signalement des plaintes dans les écoles et les organisations sportives. Le troisième projet de loi restreint les soins d'affirmation du genre exclusivement aux personnes transgenres, interdisant à toute personne de moins de 16 ans l'accès aux bloqueurs de puberté, à l'hormonothérapie et à la chirurgie du haut ou du bas du corps. Ces politiques reflètent non seulement la ferveur anti-transgenres qui balaye la droite nord-américaine, mais aussi l'utilisation stratégique de la NWC pour protéger des mesures manifestement inconstitutionnelles et discriminatoires. Elles s'inscrivent dans une tendance régionale plus large : le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, a invoqué cette clause en 2023 pour faire adopter une « charte des droits des parents » similaire qui, loin d'être un simple débat sur les pronoms, obligeait en fait à révéler l'identité transgenre des enfants à leurs parents, les exposant ainsi au risque de discrimination et d'abus. Le refus supplémentaire de soins en Alberta pourrait entraîner une augmentation des taux d'automutilation et de suicide chez les jeunes transgenres. Smith a tenté de justifier ces mesures en comparant les soins d'affirmation du genre à la prescription trop permissive d'opioïdes, affirmant que l'État doit imposer des « garde-fous ». La rhétorique « Sauvez les enfants » a une longue histoire et reste fondamentale pour le mouvement réactionnaire et peu structuré des droits des parents, dont Smith et Moe sont toustes deux des partisan·es éminent·es. Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, s'est également rallié à ce mouvement, affirmant dans la biographie flatteuse d'Andrew Lawton que « les droits des parents priment sur ceux des gouvernements » et que les parents devraient avoir le dernier mot sur « les valeurs [...] enseignées aux enfants ». Ce programme s'inscrit dans le droit fil de la politique anti-État providence et des revendications en faveur de la privatisation de l'école, en lien avec le mouvement historique en faveur des chèques-éducation en Alberta et les dépenses record de Smith pour les écoles à charte – près de 10 milliards de dollars –, qui font de l'Alberta le plus grand réseau d'écoles privées et à charte du Canada. Les mouvements en faveur des bons scolaires et des droits des parents sont de plus en plus fusionnés, car certains stratèges populistes de droite les considèrent comme deux fronts dans une lutte plus large visant à limiter l'autorité de l'État : soit en réduisant le financement public, soit en le redirigeant vers des institutions choisies par les parents. L'utilisation de la NWC contre la soi-disant « idéologie du genre » est justifiée par un discours populiste dans lequel les gouvernements prétendent défendre le « bon sens » contre « l'idéologie gouvernementale » ou les juges activistes socialement libéraux. Ces développements s'inscrivent également dans la longue histoire de l'Alberta en matière d'utilisation de la NWC contre les personnes LGBTQ+. Après la décision rendue en 1998 par la Cour suprême dans l'affaire Vriend c. Alberta, les groupes chrétiens de droite ont exigé que la province utilise cette clause pour passer outre les protections anti-discrimination dont bénéficient les personnes LGBTQ+ dans le domaine de l'emploi. Menés par la Family Life Coalition et des politiciens tels que Jason Kenney et Stockwell Day, leurs arguments faisaient écho à la même rhétorique sectaire qui refait surface aujourd'hui. Le premier ministre Ralph Klein s'est opposé à l'invocation de cette clause pour des raisons d'autoprotection politique, mais a ensuite adopté une loi menaçant de l'utiliser si le gouvernement fédéral redéfinissait le mariage pour inclure autre chose qu'un homme et une femme (la Cour suprême a finalement déclaré cette loi inconstitutionnelle). Pour comprendre l'idéologie de Smith, il faut la replacer dans le contexte d'une longue tradition politique anti-planification centrale et anti-État providence qui caractérise le conservatisme albertain depuis plus de 60 ans. La montée de la rhétorique populiste de droite pour justifier l'utilisation autoritaire de la NWC s'inscrit dans un projet idéologique plus large, auquel il faut opposer une résistance. L'utilisation abusive de cette clause par Ford a été contrée par une mobilisation massive, qui a réussi à convaincre le public que la NWC est un outil autoritaire donnant carte blanche à des gouvernements antidémocratiques pour agir de manière anticonstitutionnelle. Comme je l'ai fait valoir dans Canadian Dimension en 2022, les victoires juridiques sont importantes, mais elles ne peuvent se substituer à une résistance collective soutenue contre les gouvernements régressifs. Historiquement, la NWC a été utilisée presque exclusivement pour attaquer les travailleurs, les travailleuses et les personnes LGBTQ+, sous prétexte de limiter l'intervention et les dépenses de l'État. En réalité, elle permet une forme d'interventionnisme étatique ancré dans la politique d'extrême droite, se faisant passer pour du populisme alors qu'elle ne sert que des intérêts socialement régressifs. C'est un moyen de contester la judiciarisation des droits dans un pays où les tribunaux ont souvent été plus disposés que les partis politiques à défendre les droits des minorités. Pour contester cette politique, nous devons nous appuyer à la fois sur l'histoire plus longue de l'utilisation de la NWC et sur son application contemporaine par un gouvernement Smith déterminé à réorienter l'État vers un néolibéralisme plus profond et un conservatisme social réactionnaire. ***** ## Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine. Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). 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