“Une vie égale une vie” : un principe mis à mal au Proche-Orient
“Une vie égale une vie” : un principe mis à mal au Proche-Orient
hschlegel
jeu 09/10/2025 - 15:00
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C’est une asymétrie qui est au centre de l’accord de cessez-le-feu venant d’être conclu entre le Hamas et Israël, sous l’égide de Donald Trump : les 47 otages israéliens restant vont être échangés contre près de 2 000 prisonniers palestiniens. Faut-il donc penser qu’une vie ne vaut pas une vie ? Tentative d’explication avec Judith Butler, George Orwell et Francis Wolff.
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Lors de son discours de reconnaissance de l’État palestinien, qui s’est tenu dans l’enceinte des Nations unies le lundi 22 septembre, Emmanuel Macron en appelait à conjurer « la possibilité d’un double standard », terme qui désignait en l’occurrence la façon dont les États occidentaux auraient tendance à traiter les morts civils différemment, selon leur nationalité, israélienne ou palestinienne, russe ou ukrainienne. Il répondait donc par cette formule de prime abord limpide – « une vie égale une vie ». Que signifie cette phrase, au fond ? Que veut-on dire, quand on place le signe « égal », entre deux « vies » ? Voici des pistes d’interprétation possibles.
Une vie = une vie
La formule « une vie égale une vie » peut d’abord vouloir dire « une vie = une vie ». Le mot « égal » employé dans cette phrase est alors considéré comme un terme strictement arithmétique. Si l’on considère que toutes les vies sont égales sur un plan mathématique, on doit compter les vies pour agir moralement. En suivant cette option éthique, on aura par exemple tendance à estimer qu’il vaut mieux tuer une personne, si cela nous permet d’en sauver cinq (en réponse au célèbre dilemme du tramway). Autrement dit, une vie ne peut valoir qu’une seule vie – jamais cinq. Cette interprétation de la formule se fonde sur une éthique dite conséquentialiste. Elle se focalise sur les conséquences des actions, non sur les actions elles-mêmes. Ce qui compte, dans le dilemme du tramway, ce n’est pas l’acte d’avoir tué quelqu’un, mais sa conséquence : avoir sauvé cinq autres personnes.
L’égalité mathématique implique notamment de penser l’éventualité des « dommages collatéraux ». Dans son essai L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (2011), le philosophe Ruwen Ogien explique que ce cas correspond à ce que l’on appelle « la doctrine du double effet ». Si l’on en croit cette doctrine, les dommages collatéraux sont « moralement permis » dans la mesure où ils ne sont pas visés en premier lieu par les belligérants. Autrement dit, on peut tuer, si notre but était d’éliminer quelqu’un qui risquait de tuer encore plus de gens. Comme le souligne le philosophe, la doctrine du double effet nous oblige à trancher d’autres questions : par exemple, l’action de causer la mort vise-t-elle uniquement à « détourner une menace » ou en crée-t-elle une nouvelle ? Cette action est-elle « impersonnelle » (elle ne vise pas d’individus particuliers) ou « personnelle » ? Et enfin, la mort de ces personnes est-elle la conséquence tragique de la volonté de sauver plus de gens ou est-elle un moyen pour atteindre un autre objectif ?
“Si la ‘valeur’ d’un prisonnier est inférieure à celle d’un otage, c’est que la prise d’otage met directement au défi l’État dans sa fonction de protection de ses ressortissants”
La notion même de « dommage collatéral » nous place aux limites de l’expression « une vie égale une vie ». D’un côté, elle confère un primat absolu à la question d’égalité. Dans un monde où il faut préserver chaque vie sur le plan numérique, il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver le plus de vies possibles, qu’importent les moyens et les sacrifices que cela implique. D’un autre côté, « une vie égale une vie », formule (trop ?) simple peut dans certains contextes effacer toute nuance. En insistant sur l’égalité, on met l’accent sur une forme de réciprocité qui peut se rapprocher de la loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »). Si une vie « de mon camp » a été éliminée, je dois éliminer une vie de l’autre camp. L’égalité des vies annoncée comme but risque alors d’impliquer un « rééquilibrage numérique » sous forme de vengeance, qui ne va pas sans une forme de violence archaïque. Dans un conflit ancestral comme celui qui dévaste le Proche-Orient, l’usage de l’expression n’est pas hasardeux. Il nous renvoie à un monde ancien, à des règles ancestrales qui peuvent sembler paradoxalement contradictoires avec toute volonté pacifiste.
Le risque de calculer les vies
« Une vie égale une vie » peut ainsi devenir un moteur de guerre et se renverser en son contraire, légitimant les pires actes de barbarie. Le terme de « dommage collatéral » illustre l’idée selon laquelle les morts ne se valent jamais, ni dans les faits, ni dans les mentalités. En plus de réifier une personne (de la renvoyer à l’état d’objet), il réduit certains morts à des « maux nécessaires ». Comme l’explique Judith Butler dans son essai Ce qui fait une vie (La Découverte, 2010) :
“Ceux que nous tuons ne sont ni tout à fait humains, ni tout à fait vivants, ce qui veut dire que nous ne ressentons ni la même horreur ni la même indignation devant la perte de leurs vies que devant la perte des vies qui entretenaient une similitude nationale ou religieuse avec la nôtre”
Judith Butler, op. cit.
Dans le monde présent – et particulièrement en temps de guerre – les vies ne se valent jamais. La guerre contribue à créer des « cadres » interprétatifs qui impliquent que certaines vies valent cher, et que d’autres ne valent rien, comme l’écrit encore Butler.
“La guerre ou plutôt les guerres actuelles s’appuient tout en la perpétuant sur une manière de diviser les vies entre celles qui valent d’être défendues, valorisées et pleurées lorsqu’elles sont perdues, et celles qui ne sont pas tout à fait des vies, pas tout à fait valables, reconnaissables ou même ‘pleurables’”
Judith Butler, ibid.
Cette inégalité entre les vies s’observe ces derniers temps de façon très concrète : dans l’accord de cessez-le-feu qui vient d’être conclu entre le Hamas et Israël sous l’égide de Donald Trump, il est convenu d’échanger les 48 otages israéliens détenus par le Hamas (dont vingt seraient encore en vie) contre la libération de 250 prisonniers palestiniens purgeant des peines de réclusion à perpétuité, ainsi que 1 700 Gazaouis arrêtés après le 7 octobre 2023. Les chiffres sont éloquents : si l’on en croit cet accord présenté par le président des États-Unis, une vie d’Israélien vaut presque… deux mille vies de Palestiniens. Derrière cette dissymétrie arithmétique, il y a une différence de nationalité mais aussi de condition : en général, la vie ou la survie d’un otage captif de terroristes est censée être plus précaire et plus menacée – et donc objet d’une plus grande sollicitude – que celle des prisonniers d’un État, quels que soient les manquements dont celui-ci peut faire preuve à l’endroit de ceux-là. C’est que la prise d’otage met directement au défi l’État dans sa fonction de protection de ses ressortissants. Par conséquent, le statut – et donc la valeur – d’un otage pour un État n’est pas équivalent à celui d’un prisonnier, qui plus est si ce prisonnier est considéré comme étranger.
“Si l’on considère que nous avons tous besoin les uns des autres, parce qu’une vie isolée est foncièrement précaire, alors en sauvant mon voisin, je sauve aussi ma propre vie. Nos vies sont égales, car identiques et interdépendantes”
Mais il existe d’autre manières de creuser des disparités objectives entre les existences, comme le critère de l’âge. Pour une compagnie d’assurances par exemple, un jeune en bonne santé sera considéré comme beaucoup plus rentable qu’une personne âgée à la santé fragile, qui devra donc payer plus cher. De même, si un médecin doit choisir entre le sauvetage d’une personne âgée ou celle d’un individu plus jeune, il aura tendance à choisir le second. Aux États-Unis, et comme le rappelle Mathias Delori dans son livre Ce que vaut une vie, l’inégalité concrète entre la valeur des vies s’est observée sur le plan économique au moment des attentats du 11-Septembre. Certaines familles ont reçu de la part de l’État américain des dédommagements financiers beaucoup plus importants que d’autres. Leur vie n’était pas chiffrée de la même manière.
Nos vies sont les mêmes
Pour sortir de cette logique comptable parfois délétère et dangereuse, on peut donner un autre sens au mot « égal » : ne plus y voir un rapport d’égalité mathématique entre les vies, mais un rapport d’identité. Certes, nous n’avons pas la même vie. Nous vivons des choses différentes en des lieux variés. Mais le fait d’être en vie, et de se maintenir en vie : ce fait simple, brut, immédiat, est le même pour tous les êtres. Nous avons en commun la possession d’une vie. Et ce point commun nous rend particulièrement vulnérable. Nos vies, explique Butler, ont pour point commun d’être « précaires ». Autrement, une vie seule ne fait pas long feu. La vie qui se maintient en vie, c’est-à-dire la vie vivable, a besoin de tout un panel de conditions pour se maintenir. Et ces conditions ne peuvent être atteintes sans une intime solidarité. Nos vies sont précaires, vulnérables, sans cesse menacées. Tel est leur point commun, leur essence.
Ce passage de l’égalité à l’identité entre les vies change notre manière de percevoir notre semblable. Je ne me contente pas de dire que ma vie a le même prix que celle d’un autre, j’affirme qu’elle est identique à celle de cet autre. Cela signifie que nous sommes dans le même bateau. Parce que ma vie est aussi précaire que celle de mon voisin, j’ai besoin de lui. Si je le sauve, ce n’est pas pour sauver « une vie », mais pour sauver la même vie que la mienne. En maintenant la possibilité de l’existence d’autres vies, je maintiens ma propre vie. Je suis intimement lié aux autres.
Ce lien par lequel on s’identifie à autrui s’éprouve au quotidien, mais aussi à travers certaines expériences fondatrices. Dans son article « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), Georges Orwell raconte comment il a soudainement renoncé à tirer sur un ennemi de l’armée adverse, dans le cadre de la guerre civile espagnole (1936-1939), à laquelle il avait participé comme soldat. « [Cet] homme, se souvient Orwell, devait probablement porter un message à un officier, jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié habillé et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. » Et l’auteur d’en conclure : « Je m’abstins de tirer sur lui […] si je n’ai pas tiré, c’est en partie à cause de ce petit détail du pantalon. […] Un homme qui retient son pantalon à deux mains n’est pas un “fasciste” : c’est manifestement un semblable, un frère, sur lequel on n’a pas le cœur de tirer. » La vulnérabilité soudainement dévoilée d’un autre homme – devenu alter ego – crée une identification. Parce que le soldat prend conscience de la proximité qu’il entretient avec cet autre : il renonce à le tuer.
Nous avons l’humanité en partage
La formule « une vie égale une vie » se concentre sur la vie en elle-même, plus précisément le fait d’être en vie. Mais ce n’est pas seulement la vie qui nous relie entre nous, mais la possibilité de parler, de communiquer cette vie, et donc de permettre à autrui de se mettre à notre place. Là où Butler prend le critère très large de la vie en général, le philosophe Francis Wolff défend la valeur de la vie en ceci qu’elle est humaine. C’est selon lui notre humanité qui nous permet d’envisager l’autre non comme une altérité radicale, mais comme un autre soi-même. Notre valeur humaine provient selon Wolff de notre faculté de raisonner. Cette raison n’est pas la raison sèche, individuelle, mais la raison « dialogique », à savoir la raison qui nous permet de nous adresser à quelqu’un, de parler avec lui – de le comprendre et d’accéder à son point de vue. « Dans le monde de la raison dialogique, tout être humain vaut tout être humain », affirme ainsi le philosophe dans son essai La vie a-t-elle une valeur ? (Philosophie magazine Éditeur, 2025).
“Dans le monde de la raison dialogique, tout être humain vaut tout être humain” Francis Wolff
Non seulement nous sommes égaux en tant qu’êtres humains, mais nous sommes capables d’expérimenter cette égalité, d’en avoir conscience. C’est ce que Wolff appelle « le principe de réciprocité », qui nous invite « à nous mettre à la place de tous ceux à qui nous pourrions nous adresser ». Cette faculté de projection nous permet de contrôler nos propres actions. Quand nous agissons mal, quand nous blessons quelqu’un, nous sommes capables de nous en rendre compte en adoptant « sur notre propre action “le point de vue de toute part” », écrit Wolff.
« Une vie égale une vie » est donc aussi une maxime dont nous avons tous universellement conscience, en ceci même que nous sommes humains. Wolff en conclut :
“C’est cela l’humanité. Ce n’est pas un sentiment exceptionnel. Non. C’est l’humanité sise en tous les êtres humains. La communauté virtuelle des personnes vivantes ou à venir est bien une communauté morale, et c’est la seule possible”
Francis Wolff, La vie a-t-elle une valeur ? (2025)
Si l’on revient à la formule d’Emmanuel Macron lors de la reconnaissance de l’État palestinien par la France dans l’enceinte de l’ONU à New York, on peut donc estimer qu’elle contribue à amorcer la reconnaissance de cette « humanité sise en tous les êtres humains », peu importe son lieu de vie ou sa nationalité. Encore reste-t-il à faire en sorte que cette expression « une vie égale une vie » ne soit plus seulement un vœu pieux mais une réalité concrète.
octobre 2025