L’étonnante histoire du gaz hilarant
L’étonnante histoire du gaz hilarant
hschlegel
mar 16/12/2025 - 12:00
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Trois jeunes ont été retrouvés morts dans leur voiture tombée dans une piscine à Alès (30) début décembre. La consommation de protoxyde d’azote, dont plusieurs bouteilles ont été découvertes à proximité, serait à la source de l’accident. Si la prise de conscience des dangers de ce gaz hilarant est récente, son histoire est ancienne.
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Un gaz aux effets inattendus…
Si le protoxyde d’azote est découvert en 1772 par Joseph Priestley, qui le décrit dans ses Experiments and Observations on Different Kinds of Air, il faut attendre une vingtaine d’années pour qu’on en découvre les propriétés euphorisantes. C’est au physicien et chimiste britannique Humphry Davy qu’on doit cette découverte. Fasciné par les effets de ce « gaz hilarant », le scientifique lui consacre un long ouvrage, Researches, Chemical and Philosophical Chiefly Concerning Nitrous Oxide, or Diphlogisticated Nitrous Air, And Its Respiration (« Recherches principalement chimique et philosophique concernant le protoxyde d’azote… »). Il y décrit ses expériences de prises de gaz, en doses variables.
Davy évoque d’abord « une pesanteur de tête avec perte du mouvement volontaire » et « dans tout le corps une sorte de chatouillement agréable, qui se faisait particulièrement sentir à la poitrine et aux extrémités ». Il ajoute :
“Les objets situés autour de moi me paraissaient éblouissants de lumière et le sens de l’ouïe avait acquis un surcroît de finesse. Dans les dernières inspirations, ce chatouillement augmenta, je ressentis une exaltation toute particulière dans le pouvoir musculaire, et j’éprouvai un besoin irrésistible d’agir”
Humphry Davy, Researches, Chemical and Philosophical Chiefly Concerning Nitrous Oxide, or Diphlogisticated Nitrous Air, And Its Respiration (1800)
Lors de cette première expérience, le protoxyde était mêlé à de l’air. Mais Davy entend bien essayer de respirer un gaz plus concentré. Il finit par construire une « boîte respiratoire hermétique » où il s’enferme. Du gaz est injecté toutes les cinq minutes, jusqu’à ce que le chimiste frôle l’évanouissement.
“Je ressentis immédiatement une sensation s’étendant de la poitrine aux extrémités ; j’éprouvais dans tous les membres comme une sorte d’exagération du sens du tact. Les impressions perçues par le sens de la vue étaient plus vives, j’entendais distinctement tous les bruits de la chambre, et j’avais très-bien conscience de tout ce qui m’environnait. Le plaisir augmentant par degrés, je perdis tout rapport avec le monde extérieur. Une suite de fraîches et rapides images passaient devant mes yeux ; elles se liaient à des mots inconnus et formaient des perceptions toutes nouvelles pour moi. J’existais dans un monde d’idées nouvellement connectées et modifiées”
Ibid. ainsi que les citations suivantes
Davy raconte que, dans cet étrange état, il était « en train de faire des théories et des découvertes ». Lorsqu’il sort de la boîte, il ressent un « sentiment d’orgueil » :
“Mes impressions étaient sublimes, et pendant quelques minutes, je me promenai dans l’appartement, indifférent à ce qui se disait autour de moi. Enfin, je m’écriai avec la foi la plus vive et de l’accent le plus pénétré : Rien n’existe que la pensée ; l’Univers n’est composé que d’idées, d’impressions de plaisir et de souffrance”
…immédiatement consommé sans modération
Davy présente le gaz hilarant comme une expérience à la fois hédoniste (il évoque « l’extase du plaisir », « l’euphorie ») et révélatrice, quasi-mystique, semblable à une « transe semi-délirante ». Peu à peu, Davy commence à consommer de grandes quantités de protoxyde d’azote en dehors du cadre du laboratoire où il en expérimentait les effets, et parfois en solitaire. D’une fois à l’autre, les effets sont variables. Il note par exemple que la lumière vive est vécue comme un « éclat fatigant et difficile à supporter ».
“Parfois, j’éprouvais des sensations d’ivresse intense, accompagnées d’un plaisir modéré ; à d’autres moments, des émotions sublimes liées à des idées très vives […] J’ai souvent eu beaucoup de plaisir à respirer le gaz dans le silence et l’obscurité, absorbé par une existence idéale”
L’obscurité permet au contraire à l’esprit de se laisser pleinement aller à l’action du gaz. Une nuit, le chimiste (accompagné d’un assistant) en respire dans une prairie sous la lune :
“Autour de moi les objets étaient parfaitement distincts, seulement la lumière de la lampe n’avait pas sa vivacité ordinaire. La sensation de plaisir fut d’abord locale ; je la perçus sur les lèvres et autour de la bouche. Peu à peu, elle se répandit dans tout le corps, et au milieu de l’expérience, elle atteignit à un moment un tel degré d’exaltation qu’elle absorba mon existence”
Évoquant un intense « bonheur », il ajoute :
“Deux heures après, au moment de m’endormir et placé dans cet état intermédiaire entre le sommeil et la veille, j’éprouvais encore comme un souvenir confus de ces impressions délicieuses. Toute la nuit, j’eus des rêves pleins de vivacité et de charme, et je m’éveillai le matin en proie à une énergie inquiète que j’avais déjà éprouvée quelquefois dans le cours de semblables expériences”
Un engouement collectif
C’est un véritable « programme libre d’expansion de la conscience » que met en place le chimiste, comme le note l’auteur spécialisé dans l’histoire des substances psychoactives Mike Jay. Davy n’expérimente pas seulement sur lui-même : il fait tester la substance à quelques cobayes. Son ami, le poète Robert Southey, lance après avoir essayé : « L’atmosphère du plus haut des cieux possibles doit être composée de ce gaz ». De là sans doute le surnom de « gaz du paradis ». Parmi les autres expérimentateurs, encore un poète, aujourd’hui très célèbre, Samuel Taylor Coleridge, qui décrit ainsi son expérience :
“Lorsque j’ai inspiré pour la première fois l’oxyde nitreux, j’ai ressenti une sensation de chaleur très agréable dans tout mon corps, semblable à celle dont je me souviens avoir fait l’expérience après être rentré d’une promenade dans la neige dans une pièce chauffée. Le seul mouvement que j’avais envie de faire était de rire de ceux qui me regardaient”
Samuel Taylor Coleridge
Un intime de Davy, J. W. Tobin, raconte, lui : « Soudainement, bondissant de ma chaise et poussant des cris de plaisir, je me précipitai vers les personnes présentes, souhaitant qu’elles partagent mon sentiment. » Un certain M. Hammick, de son côté, lorsqu’on entreprend de lui retirer le masque respiratoire, s’exclame : « Laissez-moi le respirer à nouveau, c’est extrêmement agréable ! C’est le stimulant le plus puissant que j’ai jamais ressenti ! »
Le gaz hilarant, en ce tournant de siècle, connaît un petit engouement dans les salons, comme en témoignent des caricatures de l’époque. Dans les foires, on peut assister à des démonstrations. D’autres usages ne tardent pas à apparaître. Déjà, Davy notait le rôle antalgique du gaz :
“Le protoxyde d’azote paraissait jouir, entre autres propriétés, de celle de détruire la douleur ; on pourrait probablement l’employer avec avantage dans les opérations de chirurgie qui ne s’accompagnent pas d’une grande effusion de sang”
Humphry Davy, op. cit.
En 1844, le dentiste américain Horace Wells découvre la propriété anesthésique du protoxyde d’azote. Trop pressé, cependant, de partager avec le monde sa découverte, il se lance sans préparation approfondie dans des démonstrations publiques qui sont un échec retentissant. L’utilisation anesthésique du gaz hilarant sera par la suite perfectionnée par le dentiste J. H. Smith et par Gardner Quincy Colton, créateur de spectacles au gaz hilarant. On commence quelques décennies plus tard à tester le gaz en obstétrique.
Un “jeu” qui reste dangereux
En France, le gaz hilarant n’obtient son autorisation de mise sur le marché qu’en 2001. Médicament nécessitant une prescription médicale, le « proto » est cependant détourné comme drogue récréative bon marché aux propriétés psychodysleptiques. La consommation varie d’une année sur l’autre ; elle connaît des pics en 2000 et en 2017-2018. L’usage récréatif du « proto » s’observe principalement dans les milieux étudiants (notamment en médecine, en raison de l’accès facile) et dans les soirées techno et autres free parties. Les autorités sanitaires alertent de plus en plus des dangers d’une substance dont les effets néfastes ont souvent été négligés. Longtemps considéré comme peu ou pas addictif, le protoxyde d’azote peut créer des formes de dépendance selon plusieurs études et témoignages :
“Son potentiel addictogène s’est révélé au fil de ses usages et des découvertes de ses mécanismes d’action. Il agit très vite, provoque une tolérance [donc conduit à la consommation de doses de plus en plus élevées], et des signes de sevrage apparaissent dès l’arrêt de l’inhalation. Certains se remettent à consommer malgré une période d’abstinence et malgré leurs difficultés à marcher ou à faire face à leurs obligations (travail, études)”
Estelle Cotte Raffour, Laura Durin, Adrien Monard, Rabiha Giagnorio, « Deux cents ans d’histoire des usages et mésusages du protoxyde d’azote », in : Annales médico-psychologiques (novembre 2024)
La consommation de la substance, outre les conduites à risque qu’elle peut occasionner (et donc la mort récente de ces trois jeunes dans le Gard), a aussi des effets délétères sur l’organisme : le protoxyde d’azote est notamment neurotoxique. Bref, le « gaz du paradis » porte bien mal son surnom.
décembre 2025