Le Canard enchaîné devant le Conseil de prud’hommes : « C’est un Journal qui donne des leçons à tout le monde »
Cinq jours après l’audience correctionnelle, le Canard enchaîné était de retour dans une salle d’audience, devant le Conseil des prud’hommes de Paris. Stéphanie M., 33 ans de boutique, demande 500 000 euros de dédommagement et un CDI à temps complet. Décision le 8 septembre.
Bruno Bleu/AdobeStock
Le 10 juillet dernier, le dossier prudhommal de Stéphanie M. a fait irruption à l’audience de la 11ᵉ chambre correctionnelle* qui jugeait les dirigeants du Canard enchaîné pour « abus de bien sociaux ». S’agissant de déterminer si l’épouse du dessinateur André Escaro avait bénéficié d’un emploi fictif, Jérémie Assous, avocat de la défense, avait dressé un parallèle avec la situation de Stéphanie M., épouse de l’ancien rédacteur en chef Claude Angeli, pigiste pour le Canard depuis 1992, mais son offensive s’était écrasée sur le témoignage des salariés du Canard qui, sans ambiguïté, avaient pu attester du travail de journaliste effectué par Stéphanie M. Claude Angeli avait ajouté : « Vous aurez tout le temps d’évoquer sa situation le 16 juillet devant les prud’hommes. »
Les trois juges en robe sont remplacés par des conseillers avec des grosses médailles, et l’avocate de la journaliste entonne : « C’est un Journal qui semaine après semaine donne des leçons à tout le monde, stigmatise les politiques et chefs d’entreprise, mais la réalité est que la gestion sociale du Canard est illicite. Le dossier de madame M. est emblématique du fonctionnement du Canard . »
Entrée au Canard enchaîné pour écrire dans la page 3, qui traite de l’actualité internationale, Stéphanie M. travaille depuis 33 ans avec Claude Angeli, qui est devenu son compagnon puis son époux. Comme tous les permanents, celui-ci avait « ses » pigistes. Pendant plus de trois décennies, Stéphanie M. a travaillé chaque semaine, pour un montant atteignant aujourd’hui 4 600 euros mensuels. « J’étais la première femme à écrire dans les pages politiques. La rédaction, croyez-moi, était extrêmement misogyne », témoigne Stéphanie M. à l’audience.
Une somme mirobolante dans l’univers ultra-précaire de la pige, surtout pour deux feuillets hebdomadaires, mais insuffisante selon elle au regard de la rémunération des salariés en CDI au Canard enchaîné, qui bénéficient de très nombreux avantages – un 14e et un 15e mois, des « primes » en juin et décembre – qui s’ajoutent à un salaire de base de 5 950 euros bruts mensuels.
« Je trouve que c ’est d ’une vulgarité et d ’un sexisme absolu »
C’est pour cette raison qu’elle demande sa titularisation, à laquelle Nicolas Brimo répond par l’affirmative, le 12 mai 2023. Toutes ses demandes sont satisfaites, mais le salaire indiqué n’est que de 2316 euros, un salaire de débutant dans la profession. Refus de Stéphanie M. en juin 2023, relance et silence de la direction. « Pourquoi ça n’avance pas ? » demande-t-elle. Nicolas Brimo lui reproche son soutien à Christophe Nobili, délégué syndical et lanceur d’alerte dans l’affaire de l’emploi fictif. « De quoi tu te plains, tu vas toucher la pension de réversion de Claude Angeli », enchérit le directeur délégué. « Je trouve que c’est d’une vulgarité et d’un sexisme absolu », commente l’avocate de Stéphanie M. La procédure contentieuse est lancée un an plus tard, l’audience est renvoyée une première fois, pour se tenir ce mercredi 16 juillet 2025. La somme totale demandée atteint plus de 500 000 euros.
Dans le détail : rappel de salaires, des 14ᵉ et 15e mois, de primes diverses. Pour cela, la plaignante doit démontrer que son travail s’apparentait à celui d’un salarié en CDI. Son avocate développe : « C’est quoi la définition d’un pigiste ? C’est un journaliste indépendant qui travaille de façon occasionnelle. Qui le dit ? La société le Canard enchaîné . » Or, Stéphanie M. rend des articles chaque semaine depuis 33 ans, comme ses collègues en CDI.
Alors que le Code de travail définit la pige comme un mode de rémunération, la jurisprudence en a fait un statut, rétorque l’avocate du Canard. « La Cour de cassation dit depuis 30 ans que l’employeur a l’obligation de procurer du travail au pigiste après une longue période de collaboration régulière. Il a fait de ce dernier, même rémunéré à la pige, un collaborateur régulier », développe-t-elle. « La relation qui lie un pigiste à une entreprise s’analyse en un CDI », analyse-t-elle, et c’est, en effet, ce qui est établi de longue date par la chambre sociale de la Cour de cassation. De ce fait, Stéphanie M. entre parfaitement dans le cadre du journaliste rémunéré à la pige, en déduit-elle.
Après avoir souligné que Stéphanie M. n’avait pas demandé de CDI pendant les 20 ans où son rédacteur en chef était Claude Angeli, et que cette demande récente, pense-t-elle, était motivée par le climat de défiance généralisé initié par la découverte d’un éventuel emploi fictif au sein de la rédaction, l’avocate du Canard s’est attachée à démontrer qu’elle ne travaillait pas pour le journal à temps complet, et que si elle voulait un CDI, elle ne méritait pas un salaire de journaliste à temps complet.
« Y’a un employeur, c’est le Canard. Point ! »
Pourquoi ? D’abord, dit-elle, parce qu’il y a une variation dans les revenus. Ensuite, parce que pendant 10 ans, de 1994 à 2003, période durant laquelle Stéphanie M. n’avait pas de carte de presse, son activité principale était l’écriture de livres. Comment écrire autant de livres (16 au total) en travaillant à temps plein ? s’interroge-t-elle. Autre activité démontrant qu’elle ne serait pas à temps plein : elle tiendrait une revue de presse sur un blog (« c’est faux, ils sont dingues », fulmine Stéphanie M. sur son banc). Ensuite, sa « production » serait inférieure de moitié à celle de ses collègues en CDI (moins de deux feuillets contre 4 feuillets hebdomadaires pour les autres). Et puis, elle travaillerait pour « Claude ».
« Angeli, c’est pas l’employeur. Y’a un employeur, c’est le Canard . Point ! » rétorque, furibonde, l’avocate de la pigiste. En fin d’audience, Erik Emptaz et Hervé Liffran, les représentants du journal, ont dénoncé le coût du couple Angeli pour leur journal : 142 000 euros annuels « pour deux papiers par semaine ! », lance Liffran. « Vous allez donner vos rémunérations ! » a hurlé l’avocate de Stéphanie M. en réplique. « Nicolas Brimo, malgré sa retraite de 300 000 euros, prend 4 500 euros par mois de piges pour relire la page 2 ! » parvient-elle à lâcher, avant que le président du conseil ne siffle la fin de l’audience.
La décision sera rendue le 8 septembre.
*Lire nos chroniques du procès du Canard enchaîné qui s’est tenu devant le tribunal correctionnel de Paris du 8 au 11 juillet dernier ici.
Hervé Liffran, administrateur délégué des Editions Maréchal, Le Canarnd enchaîné, souhaite apporter les précisions suivantes : « Vous citez l’avocate de la requérante qui déclare : » « Nicolas Brimo, malgré sa retraite de 300 000 euros, prend 4 500 euros par mois de piges pour relire la page 2 ! » parvient-elle à lâcher, avant que le président du conseil ne siffle la fin de l’audience ».
Comme vous avez pu l’entendre, j’ai fermement démenti à la barre ces allégations. Et je vous prie de bien vouloir l’indiquer.
Pour être plus précis : Nicolas Brimo a déclaré devant le tribunal correctionnel recevoir 200 000 euros de retraite annuelle.
J’ajoute , concernant sa pige actuelle, qu’il ne touche pas 4500 euros par mois mais un peu plus de la moitié. Et, cela, non pas pour relire la page 2 mais pour écrire une chronique économico-politique de 1 feuillet et demi chaque semaine en bas de page 2. Ce montant est inférieur aux rémunérations versées aujourd’hui à Claude Angeli ».