Timothée de Rauglaudre : “La vie monastique conçoit la fuite du monde comme une critique de la modernité capitaliste”
Et si la vie monastique constituait un modèle d’avenir pour nos sociétés ? C’est l’hypothèse avancée par le journaliste et essayiste Timothée de Rauglaudre dans La Grâce politique du monastère. Une utopie pour notre temps (Le Seuil, 2025). Éloge de la faiblesse, ralentissement, mise en commun des biens… Nous l’avons interrogé. En quoi le monastère vous semble-t-il une utopie pour notre temps ?Timothée de Rauglaudre : Dans mon livre, je pars de la notion chrétienne de fuite du monde (fuga mundi), qui remonte environ au IVe siècle de notre ère. Cette expression désigne traditionnellement la vie monastique et peut parfois être comprise comme une indifférence ou un rejet du monde. En discutant avec des moines et des moniales, je me suis rendu compte qu’ils concevaient cette fuite du monde comme une mise à l’écart volontaire de la modernité capitaliste. Les valeurs d’efficacité, d’immédiateté, d’accélération, de propriété, sont fuies dans la vie monastique. Cette critique, plutôt indirecte, de la modernité capitaliste ne provient pas d’abord d’une volonté politique. Elle naît d’une vocation spirituelle, individuelle, à suivre le Christ. J’explore cette dimension à travers l’inspiration monastique qui transparaît dans l’histoire des utopies à la fois dans leur forme littéraire, à commencer par l’Utopie (1516) de Thomas More, mais aussi dans des formes plus politiques ou sociales : je pense aux socialistes utopiques du XIXe siècle comme Étienne Cabet ou aux utopies néo-rurales post-Mai-68. Ces pratiques utopiques ont en commun d’avoir puisé dans l’imaginaire monastique pour essayer de penser une société qui repose sur la mise en commun des biens et des existences, contre les tendances à l’atomisation présentes dans nos sociétés actuelles. Elles tendent toutes à montrer, de manière diverse, qu’un autre monde est possible – pour reprendre le credo altermondialiste. “Les valeurs d’efficacité, d’immédiateté, d’accélération, de propriété, sont fuies dans la vie monastique. Cette critique, plutôt indirecte, de la modernité capitaliste naît d’abord d’une vocation spirituelle à suivre le Christ” Timothée de Rauglaurde Comment expliquer la méfiance historique à l’égard des utopies, incluant celle de la vie en monastère ?Dans les critiques de la vie monastique qui ont existé historiquement, l’idée d’une inutilité sociale revient souvent. Georges Bernanos l’illustre bien dans les Dialogues des Carmélites (1947), où il fait dire à la prieure du monastère : « Ma fille, les bonnes gens se demandent à quoi nous servons, et après tout ils sont bien excusables de se le demander [...] Nous sommes des maisons de prière, la prière seule justifie notre existence, qui ne croit pas à la prière ne peut nous tenir que pour des imposteurs ou des parasites. » Dans La France contre les robots (également paru en 1947), il explique aussi que la modernité capitaliste, que lui appelle la « Civilisation des Machines », repose sur le principe de la « primauté de l’action ». Il reprend la critique faite à la vie monastique et la retourne en expliquant que les contemplatifs sont des « embusqués », en faisant ainsi quelque chose de subversif. L’une des valeurs centrales de la modernité capitaliste est la rationalité instrumentale : chaque action doit être orientée vers une fonction et une utilité immédiate et productive. La vie monastique y échappe car elle n’a pas d’utilité productive. Elle repose avant tout sur une vie de prière. Le travail est important mais il n’est pas orienté vers la production et la rentabilité. Les moines et les moniales que j’ai pu rencontrer n’essaient jamais de justifier leur utilité dans le système de production. L’abbé de La Trappe de Soligny, Dom Thomas Georgeon, compare la vie monastique à un bouquet de fleurs : il n’a pas d’utilité productive mais apporte de la beauté au monde. Vous cherchez donc à réhabiliter aussi l’idée d’utopie, de manière générale ?Je reprendrais la distinction du sociologue Jean Séguy entre l’utopie écrite et l’utopie pratiquée. L’utopie écrite dessine une description littéraire d’une forme de société qui tend vers la perfection. Pour la vie monastique, ce sont les textes bibliques et les règles de la vie monastique : celle de saint Augustin, de saint Benoît ou de sainte Claire. Celles-ci dessinent une utopie écrite vers laquelle tendre. L’utopie pratiquée, ce sont les pratiques communautaires qui tentent de s’approcher au plus près de l’utopie écrite. En voyant l’utopie de cette manière, on comprend à la fois le geste politique qu’il y a derrière la vie monastique et à quel point il y a, derrière cette notion, une dynamique qui permet d’éviter d’idéaliser cette vie, en mesurant l’écart qui sépare ces communautés de leurs utopies écrites, de leur idéal. Par exemple, des ordres monastiques comme celui de Cluny, disposant de vastes terres sur lesquelles les moines ne travaillent pas pour se consacrer à la liturgie, se sont écartés des principes de la règle de saint Benoît, pour qui les frères étaient vraiment moines lorsqu’ils travaillaient de leurs mains. À l’inverse, de grandes figures réformatrices, comme sainte Thérèse d’Avila, prônent un retour à l’utopie écrite de la règle, en observant une plus grande rigueur, pauvreté ou simplicité, lorsque les moines et moniales s’en sont trop éloignés.“La vie monastique échappe à la rationalité instrumentale du capitalisme car elle n’a pas d’utilité productive. Elle repose avant tout sur une vie de prière. Le travail est important mais il n’est orienté ni vers la production, ni vers la rentabilité” Timothée de Rauglaurde Il y a aussi un temps tout autre à celui de la modernité qui se développe au sein du monastère…Quand on arrive dans un monastère, on éprouve assez vite une impression de ralentissement voire de suspension du temps. La sociologue Danièle Hervieu-Léger parle même de « guérison du temps ». Ce rapport au temps a une dimension éminemment utopique. À l’heure où les penseurs de la modernité parlent de l’accélération, Vladimir Gaudrat, l’abbé de Lérins, parle lui de « dyschronie » pour qualifier le temps de la modernité capitaliste, c’est-à-dire d’un temps déstructuré. Celui-ci n’est plus structuré et les plages de travail et de loisir se mélangent. Il y a dans cette modernité une sorte de sentiment diffus de courir après le temps. Le monastère a un régime de temps différent du fait de sa structuration par les offices qui rythment la journée. Cela s’exprime par exemple dans le rapport au travail, qui est subordonné au service de Dieu et de la communauté. Dans la règle de saint Benoît, il y a une injonction à arrêter ses activités dès que le son de la cloche se fait entendre. Dans cet imaginaire, le temps est destiné à être aboli. L’utopie monastique attire-t-elle des courants conservateurs ?Il y a certains courants d’extrême droite qui envisagent la vie monastique comme une forme de contre-culture chrétienne. Le principal représentant de cette mouvance est l’essayiste américain Rod Dreher, qui s’est fait connaître avec le livre Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin (2017). Il considère que l’on vit des temps sombres portés par le sécularisme et le progressisme. Pour lui, les chrétiens conservateurs n’ont plus rien à attendre de la politique et doivent se replier sur des petites communautés traditionnelles, tout en occultant les dimensions existentielles de la vie monastique que sont l’hospitalité, la mise en commun des biens et l’attention portée à la pauvreté. De fait, le monastère est aussi un lieu de résistance. Songeons à Thomas Merton, moine trappiste aux États-Unis qui s’est engagé contre la guerre au Vietnam et la ségrégation raciale. Celui-ci articulait la dimension contemplative de la vie monastique et son potentiel politique. Il y a aussi Dorothy Day, militante américaine qui s’est beaucoup inspirée de l’histoire du monachisme bénédictin pour créer des maisons d’hospitalité, dans une perspective assez proche de l’anarchisme. Ce sont des figures comme celles-ci qui ont pensé de manière beaucoup plus politique l’utopie monastique, et qui montrent que le monastère peut être mobilisé comme un imaginaire politique.“Il n’y a pas de modèle de la vie monastique : elle repose sur des volontés individuelles convergentes et non un système social imposé par le haut. La notion de liberté y est essentielle” Timothée de Rauglaurde Faudrait-il que le monde devienne un vaste monastère ?Non, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de modèle de la vie monastique. Elle repose sur des volontés individuelles convergentes et non un système social pensé par le haut et appliqué de manière contraignante. La notion de liberté y est essentielle. Il y a cependant des formes de vie, des rapports au monde dont on peut tirer une inspiration. Chacun peut se nourrir à sa façon de ces différentes formes sans pour autant en faire un système figé. S’intéresser à la vie monastique permet aussi d’ouvrir cette réflexion-là, sur la place des liturgies séculières pour faire tenir des communautés ensemble, en particulier dans les milieux de gauche. Ainsi, dans les milieux écologistes, comme à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des activistes réinvestissent la question des rituels comme lieux de création d’un récit, généralement inspirés du paganisme et des spiritualités orientales. Pourquoi associez-vous cette question à celle de la grâce politique ?Je suis allé puiser dans la philosophie de Simone Weil, qui est une figure qui compte beaucoup pour moi. L’idée de grâce est importante dans sa pensée, elle correspond à tout ce qui élève l’âme, par opposition à la pesanteur qui au contraire l’alourdit. On peut comprendre la grâce à travers la notion de joie. Il y a deux moments où Simone Weil parle d’une « joie pure » : sa découverte du chant grégorien, à l’abbaye de Solesmes en 1938, et les occupations d’usine pendant les grèves de 1936. Dans la notion de joie, il y a quelque chose de spontané, une forme de surgissement mystique, lié à ce que Weil appelait « décréation », c’est-à-dire un renoncement à soi-même pour se laisser emplir par Dieu. Elle diffère du bonheur, qui tente de concevoir un système ou des méthodes qui maximiseraient le bien-être des individus, à travers une ingénierie sociale ou du développement personnel. C’est un peu ce qu’a fait le Bhoutan avec son indice de « bonheur national brut » (BNB). Un passage de l’Évangile selon saint Matthieu est assez éloquent à ce propos : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » Dans la vie monastique, la dimension politique de la joie ou de la grâce, vécue d’abord à travers une mystique de la beauté et de la fraternité, est donnée de manière assez secondaire, comme conséquence d’une recherche spirituelle. Elle n’a pas à être cherchée pour elle-même. La Grâce politique du monastère. Une utopie pour notre temps, de Timothée de Rauglaurde, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 320 p., 23,50€, disponible ici.