Disparition des boutiques physiques : souvenirs en liquidation
Disparition des boutiques physiques : souvenirs en liquidation
hschlegel
mar 03/06/2025 - 18:10
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« “On va faire les magasins ?” : pas prononcée depuis des lustres, cette phrase me transporte instantanément à ces samedis après-midi de mon adolescence dédiés aux virées entre copines – ou parfois mère-fille –, à la promesse de trouver le top parfait, ou l’accessoire original, qui permettra de taper dans l’œil de Thomas à la récré ou de déclencher des petits cris d’enthousiasme de la part de mes camarades…
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Pour ce faire, il fallait un centre-ville et ses rues commerçantes aux enseignes de prêt-à-porter accessibles, toutes alignées pour un écrémage méthodique, portant par portant, à la recherche de la perle rare en lycra moulant. Autant dire la préhistoire de la consommation, pour des adolescents aujourd’hui plutôt adeptes des plateformes Shein ou Vinted.
Camaïeu, Etam, Jennyfer, Naf-Naf, Kookaï… Des noms qui fleurent bon les villes de province de taille moyenne où les géants de la fast fashion ne voyaient pas encore d’intérêt à s’implanter, l’ennui à combler par l’excitation d’avoir fait une bonne affaire, et une sociabilité quasi exclusivement féminine. Pratiqué entre filles, l’achat de vêtements permettait de s’encourager, de se rassurer, de faire preuve d’audace sur des pièces qu’on n’aurait jamais osé se procurer autrement, à coups de “Mais c’est tellement toi !” ou de “C’est fou comme ça te met en valeur”. Sous le regard bienveillant des copines, un vêtement autorisait aussi bien à devenir soi qu’une autre, à l’envi. Cette énergie collective permettait d’échapper pour un temps à l’implacable trinité du “moche, grosse, pauvre” qui ne manquait pas de vous assaillir si vous aviez le malheur de vous lancer seule sous les cruels néons des cabines d’essai – à croire qu’elles ont été contre-intuitivement conçues pour accentuer toutes vos insécurités les plus irrationnelles. “Il te le faut !” – et aussitôt s’envole la crainte de glisser dans le fashion faux-pas, ou de se faire engueuler au dîner parce qu’on a fait une dépense inconsidérée.
Nos enseignes fétiches ont parfois marqué toute une époque. Jennyfer, ce sont les années 2000 et cette manie de montrer absolument toutes les parties de son corps – bonjour les complexes quand on n’a pas l’anatomie de Britney Spears. Avant le sacre de la “Lolita” et son jean ultra taille basse, l’envie est plutôt à un vestiaire décontracté et ludique, dont la combinaison Naf-Naf exposée au musée des Arts décoratifs de Paris lors de l’exposition consacrée aux années 1980 est l’emblème. Toutes ces marques sont actuellement en graves difficultés financières, voire pour certaines définitivement fermées. Car qui fait encore les boutiques, alors que tout est accessible en deux clics à toute heure de la nuit depuis le confort de son canapé ? Du neuf comme de l’occasion, d’ailleurs : l’application de vente de seconde main Vinted est ainsi devenue le troisième distributeur de mode en ligne, derrière Zalando et le site d’ultra fast fashion Shein. Une façon de consommer qui transforme à la fois les comportements, les paysages urbains et l’environnement, au point de susciter des tentatives de légiférer, comme c’est le cas depuis hier au Sénat. Et si l’attention se porte davantage sur les grands pollueurs que sont Shein et d’autres, le secteur de la fripe n’est pas en reste, avec ses ballots de vêtements qui font quatre fois le tour des entrepôts du monde entier avant de retourner dans leur pays d’origine.
Dans son Éloge du magasin. Contre l’amazonisation (Gallimard, 2020), note le sociologue Vincent Chabault, malgré l’explosion du commerce en ligne, le magasin demeure un lieu de sociabilisation qui résiste, un lieu d’échange, de passage et de production d’identité qui continue de jouer un rôle clé dans l’espace urbain. À Paris, alors que l’univers de la fripe était autrefois relégué en périphérie, la tendance s’est aujourd’hui inversée, comme le remarque l’anthropologue Emmanuelle Durand, autrice de L’Envers des fripes. Les vêtements dans les plis de la mondialisation (Premier Parallèle, 2024) : l’essor de la fast fashion qui torpille les enseignes traditionnelles de prêt-à-porter permet paradoxalement aux lieux de vente de seconde main de s’épanouir, quand bien même la concurrence des plateformes reste grossière. La promesse d’aller plus vite, de trouver la robe idéale pour le mariage de la belle-sœur entre deux réunions, de vider ses placards en préparant des petits colis rédigés à des inconnus, c’est sympa. Mais la déception guette toujours, avec ce pli qui ne rend pas aussi bien que sur la photo, ou quelqu’un qui n’a pas réalisé des mesures suffisamment précises sur un vêtement qui ne vous va finalement pas et que vous ne pouvez pas renvoyer. Alors que les grands magasins, ces cathédrales de la consommation décrites par Walter Benjamin et Émile Zola, résistent du fait de leur appropriation par le secteur du luxe, les boutiques plus modestes vacillent, surtout dans les villes petites et moyennes. Si elles disparaissent complètement, où traîneront alors les bandes de filles ? »
juin 2025